Rarement un journal sérieux et engagé francophone a publié un article aussi détaillé sur Rudolf Steiner. Rarement la diversité et l’ampleur des réalisations sociales et économiques basées sur la philosophie de ce « touche-à-tout » ont été énumérées de façon aussi exhaustive.
Je suis admiratif de l’engagement politique et social de Jean-Baptiste Malet : sa lutte contre l’extrême-droite, ses enquêtes et révélations concernant les conditions de travail dégradantes et infantilisantes chez Amazon, ses reportages sur l’agro-mafia avec l’exemple de la production et de la commercialisation du concentré de tomate.
Mais après la lecture de son dernier article, moi qui croyais être un compagnon de lutte, je me retrouve adepte d’une obscure multinationale qui ne vaut guère mieux qu’Amazon. « Jean-Baptiste Malet décrit un univers incroyable aux accents totalitaires, qui paraît ramener au 19e siècle », pouvait-on lire dans Libération à propos de son enquête sur Amazon1. On pourrait en dire au tant de l’ambiance qui se dégage de son article sur l’anthroposophie.
Moi qui me croyais engagé dans une pédagogie qui favorise l’esprit d’initiative, l’esprit critique, la créativité, l’engagement social, l’attitude écologique et la capacité à résister aux manipulations publicitaires, aux modes consuméristes, l’insoumission ! Et dans le petit monde du mouvement de la pédagogie Steiner-Waldorf en France (12 écoles, 25 jardins d’enfants), je connais nombre de collègues et de parents qui sont socialement très engagés et qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, malgré son antipathie notoire pour les écoles privées hors-contrat. Mais M. Malet les pointe tous du doigt, puisqu’ils seraient « liés à un courant spirituel dont ils méconnaissent généralement l’histoire, les fondements ésotériques, voire les risques de dérives sectaires ».
Il doit y avoir un gigantesque malentendu quelque part. Soit M. Malet a raison, et il en va pour l’école Steiner-Waldorf comme de la tomate : « C’est fou tout ce qu’il peut y avoir dedans, et ce n’est pas joli joli »2. Ou bien M. Malet manque d’informations et interprète mal celles dont il dispose.
Contentons-nous de traiter un détail à la fin de l’article. Là, l’éducateur de jeunes enfants au jardin d’enfants Steiner-Waldorf que je suis se sent particulièrement ridiculisé : « Chaque année en décembre, dans toutes les écoles Steiner de la planète, les élèves participent à une cérémonie initiatique : la “spirale de l’Avent” ». Grave ! Pourriez-vous imaginer que les éducateurs de jeunes enfants de deux mille établissements dans le monde entier suivent un rituel que quelqu’un décédé depuis longtemps leur a prescrit d’autorité ? Quel esprit d’obscure soumission et de manque de créativité devrait alors régner dans ces écoles ! Il faudrait partir en courant, parents et pédagogues. Heureusement, c’est faux. Ce n’est tout simplement pas le cas. Dans les jardins d’enfants en Israël, on fête Hannouka, en Inde on fête Divali, à Sarajevo on fête des rites musulmans en alternance avec des fêtes chrétiennes. Je ne sais pas ce qu’on fête au Japon, mais à New York les éducatrices sont particulièrement créatives et inventent des fêtes de fin d’années de leur propre cru3.
Et ce n’est pas parce que la discipline sectaire ne fonctionne plus, c’est parce que Steiner lui-même était déjà un grand activiste anti-sectes : « Parce que les hommes deviendront de plus en plus individuels, il s’agit aujourd’hui de se libérer des dogmes »4. « Ce qu’il faut à notre époque, c’est de la tolérance et une liberté de penser non seulement en matière de religion, mais dans tous les domaines de la vie »5, ou bien : « À notre époque, la tendance à se soumettre à des autorités a énormément augmenté, ce qui amène les gens dans une certaine impuissance et détresse… ». En 1916, c’était particulièrement vrai… Steiner, un moment proche du mouvement anarchiste, auteur d’une Philosophie de la liberté6, invite les pédagogues à développer leur propre créativité libre et à ne pas suivre de directives : « Que chacun fasse dans chaque cas particulier ce qu’il veut… − si ses connaissances au sujet de la nature humaine se sont déposées dans son cœur, il va faire ce qui sera bien pour l’enfant. »7
Et pour ceux qui soupçonneraient encore l’écrivain et philosophe autrichien de demander aux pédagogues d’exercer une sorte de manipulation mentale, on peut rappeler qu’il trouvait particulièrement important de laisser vivre les enfants entre trois et six ans dans une ambiance sans contrainte. Ce sont leurs initiatives à eux qui sont attendues par les adultes : « Et les jeux libres, où les enfants évoluent librement entre eux ne doivent pas être trop strictement enfermés dans des cadres, mais aller autant que possible dans le sens de la libre imagination de l’enfant. »8 Parfaitement en phase avec la 17e observation générale du comité des Droits de l’enfant des Nations Unies : « Des recherches menées sur le sujet montrent que le jeu joue aussi un rôle central dans l’épanouissement spontané de l’enfant, et contribue considérablement au développement du cerveau, en particulier pendant la petite enfance »9. Et avec le programme de l’école maternelle de 2015 : « Le jeu favorise la richesse des expériences vécues par les enfants… et alimente tous les domaines d’apprentissages. »10
L’histoire de la spirale en branche de sapin ou en mousse avec une bougie en son centre n’est pourtant pas une invention de Jean-Baptiste Malet. Il existe bien de nombreuses structures Steiner-Waldorf pour la petite enfance en Europe qui organisent une telle fête pour les moins de six ans aux mois de novembre et décembre. Cependant, je ne connais aucun endroit dans l’œuvre de Steiner où il conseille ou demande aux éducatrices d’organiser une telle fête. D’ailleurs, s’il était bien le directeur de la première école Waldorf, le premier jardin d’enfants fut créé après sa mort. Je soupçonne plutôt qu’une des éducatrices ait trouvé à l’époque une description de cette fête quelque part, et suivant son propre élan de créativité l’ait organisée avec les enfants et les parents de sa structure ! Et comme elle avait un certain succès (tout comme les bougies soufflées sur le gâteau d’anniversaire), d’autres l’ont reprise et c’est devenu une mode, une habitude dans le petit monde Steiner-Waldorf…
Il est vrai que c’est une mode à laquelle il est difficile de se soustraire, tant les enfants et parents en redemandent. Je l’ai organisée moi-même maintes fois. Le matin ou l’après-midi, dans la pénombre, dedans ou dehors, vous êtes en cercle avec les enfants, vous avez peut-être invité les parents, la petite flamme vacille au milieu dans le brouillard, on chante et au fur et à mesure que les enfants allument leurs bougies, on voit les visages s’éclairer. Ensuite, on partage une tisane ou un bon goûter. Le silence au début, les odeurs de feuilles mouillées, de branches de sapin et de la mousse, le son des instruments, l’ambiance des chants (on chante ce qu’on veut, là encore ce serait seulement un manque de créativité de la part des professionnels que de reprendre des chants venus d’Allemagne, d’où cette pratique est venue), l’enfant qui attend son tour avec le petit trac : est-ce que j’arriverai à suivre le chemin en escargot avec ma bougie ? − bien sûr, on l’accompagne, s’il a des difficultés. Le vécu de se tenir au centre, le soulagement quand on a réussi, le goût du gâteau qui est bien meilleur dans de telles circonstances, l’éclat des voix de tous les amis et la joie de pouvoir rentrer à la maison avec sa bougie qu’on a gagnée au cours d’une sacrée épreuve !
Tous ces détails cependant ne sont nullement des caractéristiques essentielles de la pédagogie Steiner-Waldorf. Ce qui est essentiel, c’est l’observation de la nature de l’enfant : avant six ans, il peut certes développer son intelligence spatiale, mathématique, langagière et émotionnelle par des explications et un enseignement explicite, mais c’est un mode d’enseignement inadapté à son âge qui le place dans une situation où il n’est pas à l’aise naturellement. On pourrait même aller jusqu’à dire que « cet apprentissage-là ressemble à une soumission et à un endoctrinement », comme l’écrit Daniel Marcelli11. Pour garder sa nature remuante volontaire pleine d’initiatives intactes, il vaut mieux le laisser jouer librement et de temps en temps l’inviter dans un cadre temporel et spatial prévu pour l’occasion, dans une installation qui fait appel à tous les sens (l’odorat, le goût, l’équilibre, l’ouïe, le mouvement, etc). Comme par exemple dans ce dangereux « rite initiatique » (!) décrit plus haut, et qui demande à l’enfant de s’orienter dans l’espace de façon structurée (étape indispensable dans le développement de l’enfant pour préparer la structuration mentale). Il s’agit donc d’une « mise en scène » qui structure le temps de façon concrète : préparation, attente, vécu d’une « épreuve », soulagement, joie partagée, souvenir. L’enfant ne s’est pas soumis à une autorité qui a demandé son attention, car sa curiosité elle-même a été suscitée par la préparation d’une situation concrète par l’adulte. C’est par sa propre motivation qu’il fait certaines expériences, qu’il écoute des histoires, des chants et des poèmes. Une fois le moment festif passé, cela va fortement stimuler son imagination pendant son jeu libre, qui est une façon de digérer, d’incorporer, d’apprendre ce qu’il a vécu. Voilà le sens des fêtes au jardin d’enfants Steiner-Waldorf, qui de plus amènent à l’enfant ces éléments indispensables pour son développement que sont la joie, la chaleur, l’émerveillement et la gratitude.
Les pédagogues qui veulent s’inspirer de la pédagogie Steiner-Waldorf sont donc explicitement invités à ne pas être des adeptes, mais à mobiliser leur créativité pour chercher quelles fêtes, quels rituels quotidiens ils trouvent adaptés pour les enfants et les parents, en cohérence avec le contexte culturel dans lequel ils se trouvent. Ce n’est pas le contenu de la fête ou du rituel qui est important, c’est le fait d’en organiser ! Et ceci en alternance avec des longs moments de jeux libres, initiés par l’enfant. L’objectif pédagogique, c’est d’encourager la curiosité et l’initiative de l’enfant, de l’habituer à ce qu’il puisse agir librement dans son environnement, ou comme le dit Jean Piaget, lui donner du temps pendant lequel on ne lui demande pas « l’adaptation au réel mais au contraire l’assimilation du réel au moi »12. Bref, d’être créateur, insoumis.
Étant donné qu’il n’y avait pas l’ombre d’une consigne de la part de Steiner pour cette petite fête, Jean-Baptiste Malet aurait pu plutôt orienter ses critiques contre le manque de créativité des professionnels et des parents. Steiner aurait sans doute été d’accord avec lui ! Mais le choix des fêtes, c’est aussi une question de goût. Et même si ce matériau était déjà utilisé par quelques druides en des temps reculés, je préfère le sapin, la mousse et les vraies bougies aux micros, bonbons et autres pères Noël. Le père Noël, lui c’est vraiment une manipulation planétaire : variation libre des lutins nordiques démocratisée par… Coca-Cola !13
De nombreuses autres remarques accusatrices de Jean-Baptiste Malet n’ont pas été discutées dans notre texte. On pourrait sûrement en écrire au moins autant sur nombre d’entre elles ! Et si, pour tous ces détails, l’ombre du soupçon s’évaporait comme celui concernant cette « cérémonie initiatique », grâce à un regard approfondi et une analyse nuancée ?
Notes de l'article
- Frédérique Roussel, « Amazon, une plateforme pour Ubu », Libération, 4 juin 2013, http://next.liberation.fr/livres/2013/06/04/amazon-une-plateforme-pour-ubu_908348
- Sibylle Vincendon, « La tomate, fruit pourri de l’agro-mafia », Libération, 12 juin 2017, http://www.liberation.fr/debats/2017/06/12/la-tomate-fruit-pourri-de-l-agro-mafia_1576305
- Voir par exemple la newsletter de l’IASWECE, décembre 2012 : http://www.iaswece.org/iaswece-newsletter/
- Rudolf Steiner, Le Lien entre les vivants et les morts (Œuvres complètes 168), Éditions anthroposophiques romandes, 2013, conférence du 10 octobre 1916 : https://www.editions-triades.com/livres/spiritualite/mort-karma-et-reincarnation/le-lien-entre-les-vivants-et-les/
- Ibid.
- Récemment réédité et commenté par Loic Chalmel : https://www.fabert.com/editions-fabert/rudolf-steiner-la-philosophie-de-la-liberte.3335.produit.html
- Rudolf Steiner, Bases de la pédagogie (Œuvres complètes 303), Éditions anthroposophiques romandes, 1988, conférence du 29 décembre 1921, p. 161 https://www.editions-triades.com/livres/pedagogie/bases-de-la-pedagogie/
- Ibid.
- Nations Unies, « Convention relative aux droits de l’enfant » : http://docstore.ohchr.org/SelfServices/FilesHandler.ashx?enc=6QkG1d%2fPPRiCAqhKb7yhsqIkirKQZLK2M58RF%2f5F0vFw58qKy0NsTuVUIOzAukKt5LbSRRVUBmkkRv8vXxwZpcxVSL2Bmv8p5g%2bIzk6zsK%2fDuEN9E0A4zFdg8IsO4vCc
- Éducation nationale, Bulletin officiel spécial n° 2 du 26 mars 2015 http://cache.media.education.gouv.fr/file/MEN_SPE_2/37/8/ensel4759_arrete-annexe_prog_ecole_maternelle_403378.pdf
- Daniel Marcelli « L’éloge de la surprise », in Le Furet, n° 34, mai 2001, p. 28.
- Jean Piaget, La Psychologie de l’enfant, PUF, Paris, 1966, p. 44.
- Non, le père Noël n’est pas une invention de Coca-Cola, LCI, 16 décembre 2016 : https://www.lci.fr/insolite/non-le-pere-noel-n-est-pas-une-invention-de-coca-cola-1518565.html
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