Catalogne, Vénétie, Lombardie, Écosse, Québec… Le réveil actuel des mouvements séparatistes a un effet inopiné: par contraste se précise de plus en plus la mission de l’Europe et de toutes ses composantes. Derrière leurs revendications locales et identitaires, nous pouvons discerner trois niveaux qui coexistent, chacun ayant un rôle particulier à jouer:

  1. Le niveau mondial, domaine privilégié de la vie économique,
  2. Le niveau national, domaine privilégié de la vie politique et de l’État,
  3. Le niveau régional, domaine privilégié de la vie culturelle.
jaune et rouge dans bleu

Actuellement, seuls les deux premiers niveaux ont la possibilité de fonctionner mais ils se font une concurrence violente: l’économie mondialisée tend à manœuvrer les États afin de les mettre à son service (par ex. tribunaux d’arbitrage des TAFTA et CETA. NDLR) Le principe étatique voudrait diriger l’économie, or la chute de l’empire soviétique a démontré l’impossibilité de ce projet. La Chine reste un des rares États qui domine plus ou moins son économie (capitalisme d’État). L’Union européenne a tenté de faire de même, en vain, car cette mission ne lui incombe pas.

Sa véritable mission serait de protéger et intensifier les libres aspirations créatrices des petites communautés régionales en favorisant leur autonomie identitaire, gage de leur créativité. À terme, une circulation et coopération harmonieuses viendrait relier les petites identités culturelles (principe de la liberté dans la culture) aux grands ensembles continentaux transnationaux (fraternité dans l’économie), les États traditionnels du droit se limitant à assurer le respect des droits humains fondamentaux (ordre démocratique et séparation des trois pouvoirs de l’exécutif, du législatif et du judiciaire).

bonhomme rouge combat bonhomme bleu

Dans le problème de l’Espagne et de la Catalogne, lorsque l’on met face à face les arguments des deux partis, on peut constater que, sur le plan rationnel, ils sont tout autant valides et justifiés les uns que les autres. Il n’est donc ici nullement question de les juger. Notre propos est plus large: il s’agit de la réalisation, exactement cent ans après, de l’idée formulée par Rudolf Steiner de triple organisation de la vie sociale. Depuis plus de cinq ans déjà circule l’idéal du «revenu inconditionnel d’existence», étroitement lié à l’idée steinérienne de la «loi sociale fondamentale». Même les politiciens de tendances parfois opposées s’en sont emparé. Aujourd’hui, c’est l’image de la société en tant qu’organisme tripartite qui apparaît de divers côtés:

  1. L’économie est globalisée, mondialisée. Seule une juste compréhension et pratique du concept de fraternité pourrait la rendre salutaire, lui redonner sa dimension humaine. Cela doit se réaliser à l’échelle macrosociale la plus vaste.
  2. Le pôle de l’État politique est tiraillé entre la mondialisation et le particularisme nationaliste: il doit prendre conscience que sa vraie dimension se situe au niveau intermédiaire, celui du pôle objectif du cœur. Comprendre véritablement et mettre en pratique les impulsions de démocratie et d’égalité, de dignité des droits humains, est nécessaire pour le rendre bénéfique, l’aider à déboucher sur sa réalité spirituelle: la rencontre de l’autre et des diverses communautés, par exemple pour les accueillir et les protéger.
  3. Le pôle de la culture et de la création de valeurs se réalise au niveau microsocial et individuel. Il nécessite une juste compréhension et pratique de l’idéal de liberté individuelle, de l’impulsion de créativité pour lui redonner des ailes afin que son dynamisme féconde les deux autres secteurs de la vie sociale.

Trois cercles qui s’englobent les uns dans les autres et dans lesquels nous pouvons faire vivre nos corps, nos âmes, nos esprits. Le deuxième cercle représente le pôle médian de l’État et son rôle est fondamental. Il peut, en effet, faire rayonner l’harmonie et la paix s’il sait renoncer au pouvoir, à la puissance et à l’égoïsme. Il parviendra à développer cette écoute nécessaire s’il s’ouvre à ce qui vient des deux autres sphères: la liberté et la fraternité.

trois cercles de couleurs superposant jaune rouge bleu

C’était la solution que Steiner proposait il y a cent ans dans ses memoranda pour mettre fin à la première guerre mondiale: que se mette en place un organisme social mondial fondé sur la fraternité, avec à l’intérieur les différents États souverains, au sein desquels les communautés ethniques, linguistiques, religieuses, culturelles puissent vivre librement et se féconder mutuellement.

Une question fondamentale découle de tout ce qui précède: celle de l’attitude de l’Union européenne. Pourquoi, dans cette crise catalane, celle-ci n’a-t-elle rien fait? Pourquoi n’a-t-elle pas même joué le rôle de médiateur qui aurait été tout naturellement le sien? Il a nettement manqué un médiateur honnête et objectif qui aurait su empêcher l’escalade et la surenchère venues des deux côtés. Le roi d’Espagne aurait tout naturellement pu jouer ce rôle, mais il aurait fallu pour cela qu’il puisse s’élever impartialement au-dessus de ses convictions personnelles. De son côté, l’Union européenne aurait pu réellement jouer ce rôle à condition d’oser penser des idées créatrices, mais elle s’est aliénée cette faculté en s’enfermant derrière les lourdeurs procédurières. Au lieu de promouvoir le courage des actes libérateurs, ce qui serait sa véritable mission culturelle, elle se contente de jouer le rôle d’un supra-État.

rouge jaune bleu bonhommes aux casquettes

Si l’on reprend les trois cercles dont il a été question plus haut, le deuxième cercle (l’État) veut prendre la place du premier cercle (la vie culturelle). Ceci est possible parce que le troisième cercle (l’Union européenne), qui normalement régule les rapports des économies nationales avec l’économie globale mondiale, a oublié le lien des initiatives créatrices avec l’économie, c’est-à-dire le pôle volontaire des idées. C’est là une idée fondamentale1 qui se révèle aussi à travers ces événements: il y a une polarité entre le pôle culturel-spirituel et le pôle économique, et le pôle juridique-politique a pour rôle de les dynamiser l’un par l’autre, car c’est cela la véritable harmonisation2. Sans les idées libres créatrices qui naissent dans la vie culturelle, l’économie n’aurait jamais pu se développer; et sans la fraternité du travail, des divers savoirs-faire techniques qui permettent de transformer la nature, jamais nos capacités et facultés individuelles n’auraient pu s’incarner.

Nous pouvons en déduire une triple tâche pour chaque humain:

  1. Aider les trois niveaux (culturels, politique et économique) à devenir conscients de ce qu’ils sont réellement,
  2. et de ce qu’ils peuvent apporter,
  3. ceci afin de les aider à s’harmoniser et à se compléter au lieu de se combattre.
trois bonhommes bleu rouge jaune

Nous avons la possibilité de travailler à cette triple tâche chaque jour, selon les différents rôles sociaux dans lesquels nous nous investissons. Par exemple en recherchant les intuitions pures qui s’incarnent sans cesse sous les mille aspects de nos liens culturels. Cela commence par l’exercice de la pensée méditative: l’appliquer chaque matin, ne serait-ce que 5 ou 10 minutes, à un problème ou un processus que nous observons (par exemple celui des impulsions séparatistes en relation avec les impulsions réunionistes). Ou en regardant à la fin de la journée quelles nouvelles impulsions nous a apportées notre collaboration avec les autres, ce qui veut naître là. Et enfin, en apprenant à écouter la musique des relations humaines: quelles résonances se manifestent, particulièrement dans la rencontre de l’autre? Cet accompagnement méditatif de notre vie sociale peut être appelé art social.


Pour aller plus loin: nouveau Tournant n°2: «La tri-organisation sociale comme plastique de la pensée et de la volonté», et n°3, Noël 2017: «Les mouvements séparatistes et l’art social».
Revue Tournant, blog, revuetournant@yahoo.fr
Illustrations: Aurélie Bourdot


Notes de l'article

  1. Johann Wolfgang von Goethe parlait «d’idée archétypique»
  2. Goethe utilisait le mot Steigerung: dynamisation, exaltation