« Bruno Latour est mort, et cette mort, par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire, paraît à contre-temps tant elle arrive au moment même où ce grand penseur connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée » écrit le philosophe Maniglier dans son hommage1. Certains proches de Latour racontent qu’il préparait vraiment sa mort, tout en la reportant autant que possible, car il avait l’impression d’avoir encore des choses à donner au monde. La série d’interviews disponible sur Arte2 et ses derniers livres, publiés de façon très rapprochée, peuvent être ainsi considérés comme son testament.
Dès 2007, Latour fut l’un des dix penseurs les plus cités au monde. Sa mort nous prive d’une figure centrale de la philosophie et de l’écologie, à une époque où nous avons plus que jamais besoin de personnes capables de tracer de nouveaux sillons dans le champ de la pensée. Pour cela, il est nécessaire de ne pas s’enfermer dans une seule discipline. Latour était à la fois sociologue, anthropologue, philosophe, ethnologue, écologue, etc. Cela l’a rendu suspect aux yeux de nombreux chercheurs spécialisés dans leur seule discipline : quelqu’un qui s’occupe d’autant de matières à la fois ne peut être qu’un dilettante ! Un regard rétrospectif sur son parcours permet pourtant d’identifier des fils conducteurs indispensables pour l’émergence d’une science plus « humble ».
L’illusion de la modernité
Latour a d’abord étudié de près comment la pensée occidentale (moderne) construit la connaissance et définit les objets et les êtres. Dans son livre Nous n’avons jamais été modernes (Éditions La Découverte), il démasque l’illusion de la science moderne qui se comprend comme la seule objective. L’auteur affirme que, malgré nos prétentions, nous ne sommes pas tellement différents des cultures qui nous ont précédés. Maniglier écrit à ce sujet : « La grande légende sur l’invention des sciences modernes consiste simplement à dire que des gens très intelligents et très libres intellectuellement (comme Galilée ou Newton) auraient trouvé les moyens de décrire la réalité telle qu’elle est sans nous laisser parasiter par nos préjugés ou nos superstitions »3 . Latour montre qu’il n’existe pas de faits scientifiques purement « objectifs », issus de simples événements naturels. Chaque phénomène fait partie d’un contexte particulier (social, politique, économique, etc.) qu’il faut étudier de façon ethnographique pour en connaître le cadre global. En ce sens, notre science dite objective n’est pas supérieure aux visions du monde antérieures ou différentes (que son ami, l’ethnologue Philippe Descola, appelait « cosmologies »).
Cette contextualisation systématique ainsi que l’observation scientifique rigoureuse chères à Latour montrent une proximité avec la méthode de connaissance goethéenne.
La modernité n’a pas atterri
Latour souligne que le concept de modernité (y compris le capitalisme, la colonisation, l’industrialisation, etc.) et la foi qu’on lui prête nous empêche de décrire précisément ce qui s’est passé depuis la Renaissance, lorsque cette vision du monde s’est répandue partout sur le globe. La dualité nature / culture, sujet / objet, science / mythe, personnes / choses, etc. est selon lui le résultat d’une construction mentale directement liée à cette conception qui nous a séparés de la réalité terrestre au point de vivre « hors-sol ».
La modernité devenue « hors-sol » (nous tous) doit maintenant « atterrir » : c’est la grande mission qu’il entrevoit. 4 Il faut remettre les pieds sur terre ! Mais comment redevenir terrestres et quel genre d’êtres terrestres sommes-nous, nous les humains, par rapport aux autres êtres terrestres ? « Il s’agit de savoir comment faire revenir dans les limites planétaires un certain mode d’habitation terrestre qui s’est appelé modernité »5. Atterrir signifie donc rouvrir la pluralité des avenirs de la terre. Comment coexister sur la terre avec d’autres formes d’habitation terrestre sans les éradiquer ou les soumettre ?
Pour résoudre cette question, Latour se réfère aux travaux de James Lovelock et Lynn Margulis, qui considèrent notre terre, Gaïa, comme une entité active qui s’est développée dans une relation étroite et même circulaire avec tous les êtres vivants.
Intégration d’acteurs non humains
Un autre concept important chez Latour est celui d’acteur non-humain. Cette notion établit un pont avec l’agriculture biodynamique, comme le décrit le chercheur Jean Masson : « Considérons que l’environnement est reconnu comme acteur non-humain, ce n’est alors plus la recherche qui posera les questions, mais l’environnement qui interpellera les disciplines qui, face à la complexité, favoriseront une forme de transdisciplinarité. C’est le chemin de pensée de la biodynamie. Reconnaître le concept plus large d’acteur non-humain est d’abord une façon d’ouvrir les yeux (…). Cela permettrait de passer d’un mode de raisonnement centré sur la lutte contre les facteurs pathogènes, contre le stress, contre le dérèglement climatique, contre tout ce qui va à l’encontre des objectifs de développement en régime standard, à une réflexion plus globale qui ne peut se résumer à « faire avec », car ce serait un discours de perdant. Légitimer l’environnement comme un acteur non humain, c’est prendre en compte plus précisément la complexité et en faire non pas un obstacle à la compréhension et à l’action, mais un atout. L’acteur non-humain devient un interlocuteur » 6.
Une pensée orientée vers les solutions
La manière de penser vivifiante de Latour a fait de lui l’un des précurseurs de la nouvelle anthropologie de la nature, courant qui s’est développé dans le monde entier de façon indépendante. Donna Haraway, Eduardo Viveiros de Castro, Anna L. Tsing, Eduardo Kohn, Philippe Descola, Vinciane Despret, Emanuele Coccia font tous partie de ce mouvement d’une nouvelle écologie, où l’être humain n’est plus en opposition avec la nature, mais considéré comme une partie de celle-ci.
Au fond, Bruno Latour a toujours cherché des moyens pour surmonter les problèmes existants, ce qui le différencie de nombreux intellectuels contemporains qui se bornent souvent à analyser brillamment les problèmes sans pouvoir indiquer de pistes pour les résoudre.
Bruno Latour nous livre un message plein d’optimisme : il est possible d’agir sur les difficultés. Ce credo est aussi celui d’un être débordant de joie qui aimait travailler avec des personnes d’horizons très différents du sien : des philosophes, des scientifiques, des artistes, etc. Jusqu’à la fin de sa vie, il est resté ouvert d’esprit et curieux et, aujourd’hui plus que jamais, son œuvre mérite d’être découverte.
Article traduit de l’allemand initialement paru le 2 décembre 2022 dans Das Goetheaum
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