L’exposition «Joseph Beuys − Salutations de l’Eurasien» peut être visitée jusqu’au 21 janvier 2018 au Musée d’art contemporain d’Anvers (M HKA). Première grande rétrospective en Belgique sur l’œuvre de Beuys depuis les années 1980, elle s’intéresse aux activités de Beuys à Anvers dans les décennies 1960 et 1970 et pose la question du rapport des nouvelles générations à cet artiste.
Bien que Beuys ait considérablement marqué la scène artistique belge des années 1960 et 1970, son influence a été quelque peu oubliée aujourd’hui, selon les commissaires de l’exposition. L’exposition peut-elle, doit-elle faire quelque chose pour rectifier ce défaut de mémoire? Beuys a-t-il encore quelque chose à dire au monde contemporain?
L’exposition est organisée autour de la performance Tête image – Tête mouvement (BÂTON EURASIEN) Processus parallèle 2, le grand générateur réalisée à la Wide White Space Gallery à Anvers en 19681. Durant cette performance, Beuys a installé quatre colonnes dans l’espace de la galerie qui peuvent symboliser les quatre points cardinaux. Il relie ces piliers en les touchant avec un bâton de cuivre, après avoir rempli de graisse les quatre coins inférieurs de la pièce. Qu’est-ce que ce bâton souhaitait relier dans l’espace eurasien? Quelles arêtes par trop douloureuses devaient être adoucies par la graisse? À l’époque, l’Eurasie était scindée entre communisme et capitalisme. Bien que ces frontières idéologiques se soient estompées au cours des vingt dernières années, le méga-continent reste divisé. Qu’est-ce qui le divise encore? La lutte pour la puissance? Les différences culturelles? Des visions irréconciliables du futur? Dès lors, aurions-nous besoin d’un nouveau «Bâton eurasien»?
Ce ne sont pas uniquement les fissures continentales que Beuys cherchait à guérir, mais également les fissures qui apparaissent dans la nature et l’environnement, les fissures entre nous et nos prochains. C’est ce qui émerge de cette rétrospective, par exemple lorsqu’on combine deux des œuvres d’art exposées et qu’on les laisse résonner ensemble. La Pompe à miel sur lieu de travail (Honigpumpe am Arbeitsplatz, 1977) d’abord, une installation qui met en scène un système de circulation de miel, qui peut être comprise comme une image de l’organisme humain ou social. Dans une autre pièce de l’exposition, un piano à queue entièrement emballé dans du feutre porte ce titre: Infiltration homogène pour piano à queue, le plus grand compositeur de notre époque est l’enfant Thalidomide (Infiltration Homogen für Konzertflügel, der größte Komponist der Gegenwart ist das Contergankind, 1966). Cette œuvre fut pour Beuys un vecteur pour dénoncer le scandale du Thalidomide, un médicament qui avait provoqué des malformations chez des milliers d’enfants lors de la grossesse durant les années 1950 et 1960. Le spectateur qui entre en présence simultanément de ces deux œuvres peut être amené à réfléchir à la disparition accélérée des abeilles et des insectes, dont l’existence est menacée par l’utilisation illimitée des insecticides et autres pesticides. Un scandale qui existe également du fait que trop peu de personnes ont trouvé le courage d’en prendre conscience et d’en informer le public. La protection des abeilles et des insectes dépend aujourd’hui largement de la conscience politique, de l’action des citoyens et de la société civile, c’est-à-dire d’une activité qui, reconnue en tant que telle, pourrait tomber sous le «concept élargi de l’art» développé par Beuys.
Chaque œuvre d’art exposée pousse les visiteurs à la responsabilité. Toi, ici, maintenant. «Le capitalisme et le communisme ont amené l’humanité dans un cul-de-sac», nous rappelle Beuys dans son « Appel à l’initiative»2. On n’a pas d’autre choix que d’ouvrir une troisième voie, ce qui n’est possible que si l’être humain lui-même devient actif. Pas en suivant une idéologie, un système ou des traditions, mais en se suivant lui-même, lorsqu’il devient conscient de son expérience du penser. Car la seule révolution valable est celle des concepts. Avant la question «Que pouvons-nous faire?» vient l’interrogation: «Comment devons-nous penser?» Les concepts doivent être élargis, l’être humain doit devenir créatif au niveau des concepts. Ici l’art devient quelque chose de plus qu’une pratique bourgeoise, c’est-à-dire un artefact uniquement, un espace-temps coupé du quotidien3, pour devenir une activité pleinement créatrice et réformatrice. L’art est partout où une nouveauté est introduite dans la société, où la vie commune est renouvelée non pas d’après un système (artistique, religieux, spirituel, politique, etc.), mais sur la base d’une activité intérieure créative qui peut également être conçue comme un capital dans la mesure où elle est créatrice de valeurs dans la société. De nouveaux «bâtons d’Eurasie», guérisseurs de la division eurasiatique et de notre société de consommation, pourraient ainsi apparaître en tant que capital déterminant pour l’avenir de la société.
Beuys n’est pas un artiste de musée ou de collection, il est précisément le contraire. Car les musées collectent des objets d’art, et l’art de Beuys voulait être un art de la vie et non un art des objets. «Les idées se meuvent à travers les êtres humains, mais dans les œuvres d’art elles se figent et perdent leur actualité», affiche paradoxalement l’une des œuvres exposées. Mais par les traces qu’elle organise en une exposition cohérente, cette rétrospective sur Beuys donne la possibilité à une nouvelle génération de faire la connaissance de cet artiste et de ses incitations à l’éveil, à l’urgence de refonder le monde sur la base d’une activité intérieure créatrice. «Le passage à un nouvel avenir social est possible, si seulement un mouvement apparaît dans les différentes parties de l’Europe qui démonte les murs entre l’Est et l’Ouest et comble les gouffres entre le Nord et le Sud». Même si le contexte idéologique a bien changé depuis la première parution de l’Appel de Beuys, le fond de cette idée n’a pas perdu de son actualité.
Initialement paru dans l’hebdomadaire Das Goetheanum, 46/2017 du 10 novembre 2017
Illustrations: Sofia Lismont, M HKA.
Notes de l'article
- Le Bâton eurasien fut déjà utilisé par Beuys avant 1968: lors de l’action EURASIENSTAB 82 mn fluxorum organum, le 2 juillet 1967 à la galerie Nächst St. Stephan, Vienne.
- Le manifeste de Joseph Beuys, Appel à l’initiative [Aufruf zur Alternative], première publication le 23 décembre 1978 dans Frankfurter Rundschau.
- Lire Johannes Stüttgen, «Il est temps d’élargir les concepts», ÆTHER, 9 novembre 2017
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