Comment Steiner pouvait-il savoir tant de choses ?

Il est très difficile de donner une réponse concrète à cette question ! On pourrait peut-être commencer ainsi : lorsque certaines capacités fondamentales et centrales sont acquises, cela peut jeter une nouvelle lumière sur des champs de connaissance très différents. Pour utiliser une image, si je me suis déplacé pendant longtemps et avec de grandes difficultés à travers un paysage inextricable, et qu’un jour, du haut d’une montagne, je peux embrasser du regard l’ensemble du panorama, beaucoup de choses me deviendront claires, presque d'un seul coup. Beaucoup de choses que j'ai dû explorer péniblement « en bas », et sans doute aussi beaucoup de choses qui ne se trouvaient pas du tout sur mon chemin, me deviendront alors parfaitement claires.

Wolfgang Müller, Questions-réponses : Anthroposophie – Les questions les plus fréquemment posées sur Rudolf Steiner et son œuvre, traduction de Raymond Burlotte, Triades, 114 pages.

S’agit-il d’un « miracle » ou simplement du résultat d’une position cognitive plus favorable ? Atteindre ce lieu intérieur particulier est, au fond, le contenu de tous les efforts spirituels des humains depuis des temps immémoriaux, et c’est aussi le contenu de ce que l’anthroposophie cherche à atteindre. L’anthroposophie tente d’en parler de manière nouvelle. Eh oui, c’est une montagne escarpée...

Une autre réponse possible : Steiner avait développé dans une mesure particulière, et avec la plus grande conscience, un don dont dispose en principe tout être humain : le don de se mettre à la place des choses et des gens, de les « lire » en quelque sorte dans leur forme intérieure. Il pouvait ainsi, dans une sorte de dévotion et de transformation profondes, parler de manière inhabituelle à partir de l’essence d’une chose ou d’une personne. De nombreuses personnes – pas toutes – ont dû faire cette dernière expérience lors de leur rencontre avec lui ; le rayonnement de ce maître spirituel plutôt réservé ne s’expliquerait guère autrement.

Certaines personnes versées dans la spiritualité donneront peut-être aussi une réponse plus courte : Steiner pouvait savoir tant de choses parce qu’il était un haut initié. Il s’agit bien sûr d’une notion qui n’est guère compréhensible à notre époque et qui suscite une certaine méfiance. Certains trouveront problématique d’attribuer ainsi des connaissances « supérieures » à quelqu’un. Mais ne le faisons-nous pas, d’une certaine manière, constamment dans la vie quotidienne ? Ne connaissons-nous pas tous, dans notre entourage, des personnes dont la vision du monde nous semble plus fondée, plus intéressante et plus indépendante que celle de beaucoup d’autres ? On ne suivra pas aveuglément ces personnes pour autant, mais on les écoutera – pour de bonnes raisons ! – attentivement. C’est à peu près ainsi, avec un certain degré d’amplification, que beaucoup de gens ont vécu et vivent Rudolf Steiner.

La chose ne deviendrait problématique que si l’on déduisait de telles différences de connaissances une prétention à la domination ou si une sorte d’infaillibilité était revendiquée. Steiner a toujours rejeté ces deux idées. « Il y aura certainement beaucoup d’erreurs », disait-il à propos de la recherche en esprit qu’il avait initiée. Et d’une manière générale : « Je veux stimuler, et non convaincre ». 

Quel rôle joue l’idée de réincarnation et de karma dans l’anthroposophie ?

Un rôle central ! Steiner considérait même que l’une de ses principales tâches était d’ouvrir à notre époque un accès à ces préoccupations. En même temps, c’est sans doute l’aspect par lequel sa vision du monde s’écarte le plus de la tradition occidentale. Certes, déjà Lessing considérait que chaque homme pouvait avoir vécu « plus d’une fois » et Goethe fit également allusion à cette idée ; cependant, l’idée de la réincarnation est plus étrangère aux religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) qu’à la tradition indienne, par exemple. Ce qui ne préjuge en rien de son bien-fondé. Steiner fait remarquer que la Bible ne parle pas, non plus, de l’Amérique.

Au fond, la vision anthroposophique est la suivante : il n’y a pas une, mais deux sortes de lignes d’hérédité. D’une part, il y a la ligne d’hérédité physique, aujourd’hui généralement la seule reconnue. Elle fait en sorte que les ancêtres des animaux et des hommes transmettent de nombreuses caractéristiques à leurs descendants. Mais il existe aussi une seconde ligne de transmission, peu reconnue aujourd’hui, qui n’est pas physique, mais spirituelle, et qui n’est donc pas décelable au niveau biologique et génétique. Il s’agit de la ligne de développement de l’esprit d’une certaine individualité à travers plusieurs incarnations, donc à travers les époques et les cultures. D’une certaine manière, on suppose ainsi qu’un processus d’évolution, tel que Darwin l’a découvert pour le monde sensible-biologique, s’applique également au niveau suprasensible-spirituel.

En d’autres termes, aucune vie ne commence à zéro. Pour le niveau physique, c’est de toute façon évident. Notre organisme tout entier fonctionne selon des programmes biologiques datant de temps immémoriaux, dont aucun être humain ne peut se souvenir. Mais aussi dans notre forme spirituelle – dit Steiner – nous ne partons pas de zéro. Nous portons en nous, tout aussi inconsciemment, des expériences qui proviennent de vies antérieures et qui peuvent être élargies dans de nouvelles directions dans notre existence actuelle. Là non plus, il n’y a pas de génération spontanée, mais il existe une sorte de causalité, souvent décrite par le terme indien de karma, parce que c’est justement là que cette idée a été formulée en premier. « Mon passé », dit Steiner, « reste lié à moi ; il continue à vivre dans mon présent et me suivra dans mon avenir. [...] De même que l’homme n’est pas créé à neuf le matin, l’esprit humain ne l’est pas non plus lorsqu’il commence son chemin de vie terrestre ».

Karma. Rudolf Steiner 4 Juin 1924, GA 236

Bien sûr, on peut associer toutes sortes d’absurdités à une notion comme celle de « karma », comme s’il y avait là une détermination implacable de mon existence actuelle par mes existences antérieures. Mais en réalité, il signifie seulement que l’homme, de même qu’il apporte infiniment dans la vie pour élaborer sa forme physique, apporte aussi beaucoup pour élaborer sa forme spirituelle. Y voir un scandale serait aussi vain que de se plaindre qu’en tant qu’être humain, on n’a pas d’ailes pour voler. Physiquement et spirituellement, je dois vivre avec certaines conditions, et ce qui est décisif, c’est comment je vis avec tout cela. En fait, plus j’identifierai clairement ces conditions, mieux je pourrai vivre avec elles. On se heurte ici à un paradoxe apparent : en acceptant le karma, on accède à la liberté.

Les anthroposophes considèrent-ils la maladie comme un destin ?

Le terme « destin » n’est pas tout à fait approprié, mais il est vrai que l’anthroposophie considère la maladie d’une manière un peu différente de ce qui se fait d'habitude aujourd’hui. En gros, elle n’y voit pas seulement un événement extérieur fortuit, qui nous « tombe dessus », mais pense aussi à des arrière-plans plus profonds.

Dans certains domaines, cela va pourtant de soi. Si j’ai des problèmes pulmonaires en vieillissant et que j’ai été un grand fumeur toute ma vie, il y a de bonnes raisons d’y voir un lien. L’anthroposophie élargit cette idée, à un petit détail près : elle n’envisage pas seulement le cadre d’une vie, mais prend aussi en compte les effets des vies antérieures. Steiner dit en effet qu’un comportement ou un dérèglement dans une vie antérieure peut se manifester de manière quasi physique dans une vie ultérieure. De la même manière, finalement, que chez le fumeur, un comportement, une passion, peut avoir une conséquence physique. Mais ce qui est généralement considéré comme logique chez le fumeur est interprété, pour les détracteurs de l’anthroposophie, comme un non-sens fataliste. L’un de leurs reproches favoris est que les anthroposophes ne voient partout que le karma à l’œuvre et qu’ils ne trouvent pas les maladies plus graves que cela, parce qu’elles sont la juste punition de péchés antérieurs. C’est une déformation grossière de l’idée de karma. Nulle part Steiner ne parle de « punition » en rapport avec le karma. D’ailleurs, on ne comprendrait pas pourquoi il existe une médecine anthroposophique ! En réalité, celle-ci met tout en œuvre pour guérir les souffrances, ou du moins les soulager.

De toute façon, tous les médecins anthroposophes ont suivi la formation médicale conventionnelle. Ils ne se limitent pas aux « alternatives » ; Steiner constatait déjà que la médecine moderne avait « énormément contribué à l’amélioration des conditions de santé ». Seulement, l’anthroposophie essaie d’envisager des horizons plus larges que la médecine actuelle, fortement orientée vers le somatique, et de voir le niveau physique dans un contexte plus global. Ce qui pourrait avoir un effet extrêmement bénéfique sur la culture moderne. Car sa fixation sur le plan physique est, en fin de compte, un pur programme de peur : en tant qu’êtres physiques, nous serons toujours perdants, nous sommes les « mortels », comme les anciens Grecs le disaient si joliment, de manière brève et sans fard. Ce n’est que dans une vision plus large que l’homme peut trouver la paix et la sérénité.

Steiner était-il technophobe ?

Non. Cette hypothèse pourrait provenir du fait que certaines écoles Waldorf ont la réputation d’être plutôt hostiles à la technique, c’est-à-dire qu’elles ne se contentent pas de poser la question (tout à fait justifiée) de savoir à quel âge et dans quelle mesure les enfants doivent utiliser les médias numériques, mais qu’elles cultivent une sorte d’aversion fondamentale pour les nouvelles technologies.

Pour cela, elles ne pourraient toutefois pas se référer à Rudolf Steiner. Il était en effet très intéressé par les nouveautés techniques. Il restait ouvert à toutes les inventions de son époque – du téléphone au tramway électrique et à l’automobile, du projecteur de diapositives aux premiers appareils de radio – et il était étonnamment bien informé dans tous ces domaines.

Il est toutefois vrai que l’anthroposophie considère comme un thème important la position de l’Homme par rapport à son époque, et donc aujourd’hui en particulier par rapport à l’esprit froid, analytique et mécanique de la modernité.

Fondamentalement, il peut y avoir deux tendances unilatérales problématiques. La première consiste à vouloir échapper à la froideur de l’époque et à se chercher des sortes de refuges spirituels douillets. Le danger opposé consiste à s’abandonner aux possibilités techniques de manière plus ou moins irréfléchie et inconditionnelle. Steiner qualifiait l’une – la fuite devant les réalités du présent – de « luciférienne » ; l’autre – la soumission à ces réalités – d’« ahrimanienne ». Il considérait ces deux voies comme erronées. L’Homme, selon Steiner, doit absolument faire face à son époque dans toute sa complexité, y compris à son matérialisme, « qui a sa raison d’être ». Mais il doit en même temps développer en lui des forces qui lui permettent de résister à ces défis et d’être spirituellement à la hauteur.

La sculpture en bois du Représentant de l’humanité : l’être humain en équilibre. Rudolf Steiner. Goetheanum, Dornach, Suisse.

Plus concrètement, cela signifie que si, dans certaines parties de l’anthro-monde, on regarde avec hauteur le monde extérieur méprisable, mais que, comme le faisait remarquer Steiner, « on ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe autour de soi », alors c’est justement une manière de fuir le monde, une attitude « luciférienne ». Mais en même temps, il est clair que l’anthroposophie doit s’opposer aux dérives flagrantes de notre époque. Elle doit être un contrepoids, mais de la bonne manière. C’est là tout son sens : maintenir vivantes des possibilités intérieures qui sont aujourd’hui comme paralysées, trouver un langage pour ce qui a été réduit au silence et amorcer des développements nécessaires, dont on ne voit aujourd’hui encore que les prémices. Encore dans le dernier mois de sa vie, Steiner notait : « L’Homme doit avoir l’énergie, la force intérieure de connaissance, qui lui permet de ne pas être dominé par Ahriman dans la civilisation technique ».

Malgré toutes les insuffisances du mouvement anthroposophique, son impulsion fondamentale est plus actuelle que jamais. Et si notre époque ne peut même plus le reconnaître, c’est sans doute qu’elle a déjà été « dominée » dans une large mesure. En fin de compte, selon Steiner, « un certain nombre d’hommes et de femmes doivent trouver la force de s’opposer vraiment, avec tout ce qu’ils ont de plus personnel, à la vague déferlante du matérialisme ».

Comment Steiner voyait-il l’avenir de l’humanité ?

Rudolf Steiner considérait notre civilisation actuelle, prosaïque, orientée vers le monde matériel, éloignée de toute spiritualité, comme une phase nécessaire dans l’évolution de l’humanité. Alors qu'aux époques précédentes, les êtres humains se sentaient partout intégrés, d’une manière ou d’une autre, dans un monde divin supérieur – en sécurité dans celui-ci, mais aussi menacés par lui –, l’humanité devait un jour, selon Steiner, sortir de cette existence quasi gérée par des puissances supérieures. On peut dire que Nietzsche a signé l’acte de décès de l’ancien monde avec son « Dieu est mort ». (Steiner rendit encore visite au philosophe, déjà dément et spirituellement brisé, dans sa minuscule chambre d’hôpital à Naumburg).

Et maintenant ? Steiner considérait qu’un simple retour aux anciennes visions du monde était finalement impossible, et même contraire à l’évolution. Le pas vers la liberté et l’autonomie de l’existence moderne est irréversible. Mais, toujours selon Steiner, ce qui n’est guère reconnu aujourd’hui, c’est que les mondes spirituels dont la conscience moderne s’est détachée sont bel et bien réels. Même si ces réalités ne peuvent pas être saisies par les méthodes scientifiques réductionnistes, elles sont « pourtant là ». C’est pourquoi il considérait que la tâche à venir consiste à s’approcher de ces réalités spirituelles et à travailler de nouveau avec elles, mais maintenant sur le mode de notre époque, c’est-à-dire librement et de manière autonome.

Mais les déclarations de Steiner sur ces réalités spirituelles ne sont-elles pas finalement que de simples affirmations ? Effectivement ! D’ailleurs, jamais dans son œuvre gigantesque, il n’a invité à croire simplement ce qu’il a écrit ou dit (comme on pouvait encore le faire aux époques précédentes) et à le prendre comme des révélations. Il invite plutôt à considérer ce qu’il dit comme des « hypothèses de travail » et des « hypothèses de vie » qu’il convient d’abord de vérifier. Mais cet examen nécessite de l’activité. En effet, pour pouvoir s’approcher des réalités spirituelles, il faut d’abord créer les conditions intérieures en soi. Il s’agit, selon Steiner, de « développer les organes de connaissance supérieurs qui sommeillent dans l’âme ». Il a mis en lumière, de nombreuses manières, le travail intérieur pouvant aller dans cette direction. Mais rien de tout cela ne sera accessible depuis les fauteuils confortables de la conscience courante actuelle.

Au fond, Steiner voyait ici la question cruciale de l’humanité : a-t-on la volonté de se confronter à la réalité dans toutes ses dimensions de manière nouvelle et sans préjugés, ou bien rejette-t-on cela avec une sorte d’orgueil, totalement prisonnier des modes de pensée modernes, apparemment si supérieurs ? Ces modes de pensée ont, en effet, apporté à l’humanité de brillants succès, mais ils sont – si Steiner a raison – en quelque sorte émoussées et inefficaces dès qu’il s’agit du côté non matériel, invisible, spirituel de la réalité.

Toute la « science de l’esprit » de Steiner n’est au fond rien d’autre que la tentative d’atteindre une compréhension plus complète du monde, d’une manière adaptée à notre époque. La grande exigence de notre temps serait de « fonder une culture qui tienne compte de ce qui se cache derrière le voile des sens ».

Steiner n’y voyait pas un luxe philosophique, mais une urgence pour notre survie en tant qu’être humain. De toute façon, si l’humanité continue d’agir avec une vision du monde aussi réductrice et des « programmes » aussi inadéquats et déconnectés du monde, elle ira de catastrophe en catastrophe.

En fait, on pourrait résumer cela en disant que l’humanité n’a réussi, jusqu’à présent, que la moitié de la tâche des temps modernes : l’abandon de l’ancrage d’autrefois aux puissances spirituelles et divines supérieures. En revanche, elle n’a pas vraiment assumé la responsabilité qui lui incombe dorénavant. Cette responsabilité ne pourra être assumée que – et c’est justement la signature de l’époque – par une décision libre. Ce qui laisse tout à fait ouvertes des options plus sombres : « Tout ce qui peut arriver à l’avenir est, dans une certaine mesure, placé sous la volonté de l’humanité, de sorte que les hommes peuvent aussi manquer ce qui est pour leur bien ». À d’autres moments, Steiner se montre plus confiant et envisage la possibilité qu’une compréhension plus profonde du monde s’impose malgré tout avec une nécessité intérieure : même « à travers les fissures les plus étroites de la montagne des préjugés », assure-t-il, la vérité finira par trouver son chemin.


Traduction française:

Raymond Burlotte


Questions - réponses : Anthroposophie - Éditions Triades et Éditions Anthroposophiques Romandes
Nombreux sont ceux qui ont du mal à lire les ouvrages de Rudolf Steiner. En effet, ils sont pleins d’idées fascinantes, mais aussi complexes et exigeants. De plus, on reproche souvent à Steiner d’avoir une vision du monde douteuse, voire raciste. Le publiciste Wolfgang Müller aborde ces thèmes par le biais de la « foire aux questions ».