Si, comme le soulignent souvent certains anthroposophes, ces médecins firent vraiment partie d'un mouvement de résistance de la société civile, pourquoi purent-ils, après l'interdiction de la Société anthroposophique (novembre 1935), continuer à travailler en cabinet, en clinique, ou dans certains foyers de pédagogie curative ? Disposaient-ils des médicaments anthroposophiques que Weleda et Rudolf Hauschka continuaient à produire ? Firent-ils plutôt partie du régime et constituèrent-ils finalement, comme les critiques l'ont déjà affirmé à plusieurs reprises, un groupe privilégié et coopérant, présentant une convergence idéologique avec le régime ? À l’instar d’Otto Ohlendorf1, des leaders nationaux-socialistes et leurs familles fréquentaient des cabinets médicaux anthroposophiques. Dans une autobiographie largement diffusée, le célèbre pédiatre anthroposophe Wilhelm zur Linden a dépeint sa patientèle issue des cercles politiques les plus en vue. Il ne fut peut-être pas le seul médecin dont les chefs nazis (mais aussi certains chefs de l'opposition) appréciaient l’important cabinet. La médecine anthroposophique s'intégra-t-elle dans le concept biopolitique des nazis (valorisation du « naturel », de l'écologie et de la prophylaxie) ? Les principaux idéologues nazis recherchaient pour le « peuple allemand » plus d'immunité, de vitalité et de résistance, davantage de « santé » et de « force vitale ». L'art de guérir anthroposophique était-il la forme de « médecine biologique » qui leur convenait ?

Toutes aussi explosives et actuelles, ces questions, et d'autres interrogations du même ordre, ont conduit l'Académie de la Société des médecins anthroposophes en Allemagne (GAÄD) à demander en 2016 à l'Institut Ita Wegman une étude sur la médecine, la pharmacie et la pédagogie curative anthroposophiques à l'époque du national-socialisme. Ont collaboré à ce projet un comité consultatif indépendant hautement qualifié sur le plan scientifique, ainsi que Thomas Beddies et Heinz-Peter Schmiedebach, historiens de la médecine nazie et professeurs à la Charité (Berlin). Le premier des trois volumes (plus de 900 pages) vient de paraître aux célèbres éditions Schwabe (Bâle/Berlin), la plus ancienne maison d'édition scientifique du monde (fondée en 1488 sous l’enseigne Offizin Petri). Il examine les relations entre l'anthroposophie et le national-socialisme ainsi que le comportement du corps médical anthroposophique de 1933 à 1945. Les volumes 2 et 3 paraîtront en 2025 chez Schwabe. Ils traiteront de Weleda et Wala (vol. 2) ainsi que de la psychiatrie et de la pédagogie curative anthroposophiques (vol. 3).

618 professionnels de santé

Aurions-nous entrepris cette tâche si, en 2016, nous avions été conscients de la montagne de travail dans laquelle nous nous engagions ? Probablement pas ! Les premières difficultés commencèrent par la question de savoir qui, de 1933 à 1945, était réellement « médecin anthroposophe », qui pouvait être désigné comme tel et dont nous devions désormais décrire le comportement. Qu'est-ce qu'un médecin anthroposophe ? Aujourd'hui encore, il n'est pas facile de répondre à cette question, et la prescription de remèdes Weleda ou Wala ne constitue sans doute pas encore une réponse suffisante. Entre 1933 et 1945, contrairement à aujourd'hui, n’existaient ni curriculums de formation définis ni certifications, rien à quoi se référer et qui définisse un groupe. Qu’il s’agisse du Reichsmedizinalkalender, de la Reichsärztekartei, ou du Reichsarztregister2, les « médecins anthroposophes » ne constituaient pas une catégorie particulière. La mention « anthroposophe » ne figurait ni sur les plaques des cabinets ni sur les papiers à en-tête, ce qui, d'un point de vue politique, fut une bonne chose, car cela leur permit de se protéger et de rester cachés. Il existait tout de même un fichier Weleda de près de 4 000 médecins intéressés, mais on peut considérer qu'il a disparu et qu'il est définitivement perdu. Or, ces médecins n'étaient certainement pas non plus tous des anthroposophes et des représentants de la médecine que Rudolf Steiner et Ita Wegman avaient conceptualisée dans une orientation anthropologique, éthique et thérapeutique. Nous avons fini par trouver, dans les archives d'Ita Wegman et de Weleda, seize listes de médecins mentionnant de nombreux noms célèbres, mais aussi des inconnus et de très nombreuses femmes. Nous avons vérifié leur appartenance à la Société anthroposophique et à la section de médecine du Goetheanum, le département médical de l'Université de Dornach. 211 personnes étaient membres des deux organisations et 176 n'étaient affiliées qu'à la Société anthroposophique. En réunissant les deux groupes, soit 387 personnes, nous avons considéré qu'il s'agissait du noyau du corps médical anthroposophique. Nous avons en outre identifié 231 médecins qui, de 1933 à 1945, s’engagèrent de façon avérée et dynamique en faveur de la médecine anthroposophique, mais sans être affiliés à une institution. Ils constituent ce que nous avons nommé « le groupe élargi ». Nous avions donc affaire à 618 personnes, dont 387 exercèrent en Allemagne pendant la période concernée, plus 149 dans les pays occupés par l'Allemagne (à partir de 1938). Nous avons examiné ce panel de praticiens en fonction de leur qualification de médecin spécialiste, de leurs revenus, de leur formation continue et de leurs publications dans le domaine de la médecine anthroposophique. Nous avons partout recherché les lieux où ils exercèrent : dans les archives locales, dans les dossiers de la Spruchkammer3 concernant la « dénazification » après 1945, dans les Archives fédérales et de nombreux autres documents. Nous avons également fait des recherches sur leur appartenance à des organisations nazies.

Ce qu'Ita Wegman avait présagé

Cependant, nous ne nous sommes pas seulement intéressés aux nombreux individus, mais aussi à leur intégration, notamment en matière de politique de santé. Le 7 octobre 1933, le Deutsches Ärzteblatt4 et d’autres revues publièrent un appel qu'adressa Gerhard Wagner, médecin en charge de la politique de santé du Reich, aux « médecins biologiques ». Wagner prétendait vouloir regrouper les médecins travaillant avec des remèdes naturels afin de donner enfin aux méthodes non conventionnelles, après examen méthodologique, la place qui leur revenait dans le paysage médical. La question de savoir s'il fallait ensuite se regrouper en association et s'inscrire auprès de Wagner fit l'objet de débats intenses et controversés au sein du corps médical anthroposophique. Friedrich Husemann, psychiatre et directeur de clinique fribourgeois qui travaillait dans le sanatorium de Wiesneck, y était absolument favorable. Radicalement opposée à cette démarche, Ita Wegman prévoyait la « mise au pas », la saisie par les nazis et l'instrumentalisation de l'association médicale anthroposophique. Husemann espérait au contraire une meilleure reconnaissance sociale, davantage d’efficacité et une victoire sur l'isolement des médecins. Finalement, seuls quarante-cinq collègues rejoignirent l'association fondée par Husemann. Ils firent partie en 1935 de la Reichsarbeitsgemeinschaft für eine Neue Deutsche Heilkunde [Groupe de travail du Reich pour une nouvelle médecine allemande], que dirigea Wagner. Contrairement à ce que prétendent certains critiques, ils n'y jouèrent qu'un rôle marginal, voire aucun : ils ne proposèrent ni contributions aux congrès, ni publications et n’exercèrent aucune influence. Ce groupe de travail ne subsista pas longtemps, notamment parce que le « plan quadriennal » de 1936 élaboré par Hitler et Göring visait la capacité de guerre et misait sur la haute performance de la médecine conventionnelle et sur l'efficacité de la « recherche allemande factuelle ». Néanmoins, à en juger par les correspondances que nous avons retrouvées, les discussions internes furent importantes. De nombreux médecins anthroposophes s'opposèrent ou exprimèrent un refus silencieux : ils ne voulaient ni d'un statut de groupe d'outsiders « biologiques » proches du régime et de la « médecine du peuple », ni d'une déconnexion de la « médecine officielle », ni d'une acceptation du paragraphe aryen5. D'après l'idée qu'elle se faisait d'elle-même, la médecine anthroposophique était autre chose. Elle ne se limitait pas à des « remèdes naturels biologiques », mais présentait un élargissement de la médecine par la science de l'esprit, donc aussi une éthique médicale humaniste, un traitement individuel des patients (en lieu et place d'un « corps du peuple ») et s'opposait à l'eugénisme et à la sélection. Friedrich Husemann était du même avis, mais, en 1933, il espérait encore du positif de la part de Wagner, pour être bientôt détrompé, notamment par le lourd destin de ses patients dans un État « biopolitique ».

Cet article est réservé aux abonnés PREMIUM

Inscrivez-vous et abonnez-vous pour lire cet article et accéder à la bibliothèque complète des articles réservés aux abonnés PREMIUM.

S'inscire maintenant Vous avez déjà un compte ? Se connecter