Un trait caractéristique de l’œuvre de Goethe provient du fait qu’il est capable de se positionner dans une relation féconde et, à cet égard, « authentique » vis-à-vis de ses prédécesseurs et contemporains poètes et scientifiques, avant tout au moyen de sa propre productivité, et parfois même par le biais de la plus grande controverse (comme dans le cas de Carl von Linné ou Isaac Newton). Goethe transforme souvent les fruits spirituels de ses confrontations et de ses lectures, les remodelant avec créativité pour donner naissance à ses propres œuvres poétiques. Un exemple bien connu de ce fait se trouve dans son œuvre de jeunesse : dans sa période strasbourgeoise, et encouragé en cela par Johann Gottfried Herder, Goethe lit en 1770-1771 Homère et Shakespeare ainsi que les chants du mythique poète gaélique Ossian, rédigés par le poète écossais James Macpherson (1736-1796). Pour le personnage principal de son roman épistolaire Les souffrances du jeune Werther (1774), les couleurs et les ambiances des poésies d’Homère et Ossian deviennent comme le miroir de la vie de ses propres sentiments. La littérature indienne l'inspire également dans sa propre production. On pourrait nommer ici sa ballade « Le dieu et la bayadère » (1797) ainsi que l’enthousiasme durable de Goethe pour la qualité subtilement dramatique du poème « Shakuntala », du poète de la période sanskrite classique Kalidasa (env. entre 200 et 600 apr. J.-C.), qui chante la nature dans un style lyrique. D’autres traductions personnelles à partir du serbe, du slovaque ou du grec moderne se trouvent dans la revue de Goethe Über Kunst und Altertum [Art et Antiquité], publiée entre 1816 et 1832. La poésie chinoise donne à Goethe l’impulsion de son cycle poétique « Saisons et moments du jour sino-allemands » (1827), dans lequel se trouve aussi le célèbre poème « Le crépuscule tombait depuis les hauteurs… ».

Le divan perse

Mais l’une des plus grandes et des plus puissantes fascinations exercées sur Goethe est celle de la littérature perse. C’est ainsi qu’il se plonge, à partir de 1814, dans l’œuvre du poète et mystique persan Muhammad Shams ad-Din Hâfez, né en 715/1315 à Chiraz en Iran et décédé en ce lieu en 791/1390.1 C’est la traduction de l’orientaliste autrichien Joseph Von Hammer-Purgstall (1774-1856) datant des années 1812-1813, que Goethe reçut en cadeau de son éditeur Friedrich Cotta, qui lui donna le goût de cette lecture.

Au-delà de l’intérêt poétique, Goethe mène des recherches intenses et détaillées sur l’histoire, la religion et la culture de l’Iran antique et de la Perse. Hâfez, dont le nom signifie dans le monde islamique « celui qui connaît le Coran », fait partie des poètes les plus importants et les plus influents de la Perse. Sa vie se déroule dans la période turbulente située entre l’invasion des Tatars, Genghis Khan et Timour, qui est aussi une ère d’épanouissement culturel sous la domination du souverain Abu Eshaq Inju (721-758/1321-1357). On connaît peu d’autres détails au sujet de la biographie de Hâfez, en outre les rares indications apparaissent contradictoires. En revanche, un large consensus existe sur son statut de poète et sur l'importance inégalable de son œuvre. Le spécialiste iranien de l’Iran, Ehsan Yarshater (1920-2018), porte le jugement suivant : « Chez aucun autre poète persan on ne trouve une telle combinaison de fantaisie féconde, de discours affûtés, de mots choisis de manière avisée et d’expressions soyeuses-mélodieuses. » On peut lire plus loin : « Tout cela semble relié à une grande humanité, à des considérations philosophiques, des principes moraux et des réflexions sur la nature insondable du destin, le caractère éphémère de la vie, et la sagesse consistant à créer le meilleur à partir de l’instant présent – le tout exprimé avec une exubérance lyrique qui élève sa poésie au-dessus de tous les autres textes persans ».2 Dans le contexte de cet éloge dithyrambique, il semble probable que Goethe ait reconnu en Hâfez, à travers cette alliance novatrice entre forme et contenu, un esprit avec lequel il partage de profondes affinités.

Le divan Oriental-Occidental

C’est ainsi que ses études sur Hâfez inspirent à Goethe son propre cycle de poèmes à partir de 1814, cycle volumineux qui porte le titre de Divan Oriental-Occidental. Cette œuvre peut être lue comme un hommage au poète persan. Cet ensemble lyrique fut composé entre 1814 et 1819, et publié pour la première fois en 1819. Dans sa première édition, le « Divan » de Goethe contient 196 poèmes ainsi qu’une somme conséquente de notes additionnelles en prose, destinées à « une meilleure compréhension » de l’œuvre (« Notes et dissertations pour une meilleure compréhension de l’œuvre »). Ces notes, Goethe les écrit entre 1816-1817 et 1819. Dans la version définitive de 1827, le Divan Oriental-Occidental est augmenté de 43 poèmes et contient donc désormais 239 poèmes en tout. Sur le plan biographique, la genèse de cette œuvre est intimement liée à une nouvelle relation amoureuse de Goethe. En 1814, lors d’un voyage dans sa ville natale de Francfort à laquelle il n’avait plus rendu visite depuis 1797, le poète rencontre l’actrice Marianne Jung (qui deviendra plus tard Mme von Willemer), de trente-six ans sa cadette. En 1815, il part de Weimar et se rend une deuxième fois au bord du Main. Lors de cette visite, leur relation et leur intérêt mutuel seront davantage approfondis. La correspondance avec Marianne von Willemer donne des ailes à Goethe et lui inspire une multitude de poèmes. Et de surcroît, il va jusqu’à intégrer plusieurs des poèmes de Marianne von Willemer dans le Divan Oriental-Occidental : une exception qui semble être restée unique, au vu de la genèse de ses œuvres telle que nous la connaissons aujourd’hui, et pour laquelle aucune autre attribution d’auteur étranger ne peut être identifiée. Son inclination pour Marianne est exprimée sans fard dans les poèmes du huitième livre du « Divan » (« Livre de Souleika »).3

Enveloppe de rangement pour poèmes avec l'inscription « Vers le futur Divan », 1818. © Archives Goethe et Schiller, Weimar.

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