La tripartition sociale est un thème central pour la connaissance de soi et du monde. Elle ne peut pas être simplement appliquée. Elle est un outil pour comprendre les processus sociaux. Xavier Moretti s’est entretenu avec Joan Melé, qui a travaillé pendant 46 ans dans le secteur bancaire : 30 ans dans le secteur bancaire traditionnel et 16 ans dans le secteur bancaire éthique, aussi bien en Espagne qu'en Amérique latine. Joan Melé est actuellement président de la fondation Dinero y Concienca.

Xavier Moretti — Comment la tripartition sociale a-t-elle enrichi ta vie ?

Joan Melé — La tripartition m'a appris à reconnaître que nous sommes tous liés les uns aux autres, que chaque décision que nous prenons nous concerne tous, et qu’elle a un impact sur la terre. En d'autres termes, pour moi, la tripartition n'est ni une formule ni une méthode, mais une façon de voir le monde.

Y a-t-il des conditions préalables à la réussite de la tripartition ?

En théorie, la réussite est possible partout, mais les personnes impliquées doivent la préparer. Parfois, les écoles Waldorf me demandent : « Pouvez-vous nous aider à mettre en œuvre la tripartition sociale ? » Et je réponds : « Si vous l’exprimez comme ça, je ne peux pas le faire ». On ne peut pas l'appliquer. Je peux seulement enseigner à observer ces processus organiques. Lorsque les gens se réunissent au sein d'une communauté, ils forment un organisme humain. Chaque personne est une cellule de cet organisme. Par conséquent, une tripartition sociale réussie exige un gros travail sur la connaissance de soi. S'il n'y a pas de travail continu de connaissance de soi, nous échouerons – ce ne sera qu'une tentative d'appliquer une formule, et cela ne fonctionnera pas. Aujourd'hui, il est nécessaire de comprendre l'idée de la tripartition pour parvenir à une connaissance de l'homme qui porte ses fruits dans le social. Il faut juste de la volonté. Ce qui est difficile car ce que le monde actuel essaie de faire, c'est que tout soit rapide et facile. Mais ce n'est ni rapide ni facile à faire. Cela demande de la persévérance et du travail.

Joan Melé lors d'une interview à la télévision chilienne.

La connaissance de la tripartition sociale est utile : pour un groupe d’étude, pour une école, pour une entreprise ou pour un pays. Lorsque nous nous réunissons, nous formons un organisme. Nous devons donc comprendre ce qui rend cet organisme malade et ce qui lui donne la santé. Sur ce chemin de connaissance, il y a trois dimensions. D’abord, la partie spirituelle : tu es un être spirituel avec une mission de vie. Mais ta mission de vie n'est pas seulement la tienne et tu dois l'accomplir en relation avec les autres. Tu dois donc apprendre à entrer en relation. Et tu as un corps qui a des besoins qui doivent être satisfaits. Ils sont assurés par la terre. Il y a donc trois sphères : la sphère individuelle-spirituelle, la sphère relationnelle et la sphère de la terre. Dans toute organisation, il faut respecter ces trois dimensions. Si l'individualité d'une personne n'est pas respectée dans une organisation, des problèmes surviennent. Si les relations ne sont pas travaillées, des problèmes surviennent. Si la terre ou les besoins corporels ne sont pas respectés, des problèmes surviennent.

Si quelqu'un se présente avec l'idée d'introduire la tripartition sociale dans une communauté, mais que les autres ne comprennent pas clairement cette idée, cela peut-il fonctionner ?

Cela ne fonctionnera jamais. Même si la personne qui apporte l'idée la comprend très bien, une transformation ne fonctionne que par et avec les autres. Si l'organisme social perçoit cette idée comme un corps étranger, il la rejettera. Il doit s'agir d'un travail collectif.

Joan A. Melé-16 février 2023
Xavier Moretti et Joan Melé au Goetheanum, Suisse.

Pour ce qui est de l'argent, comment se comporte-t-il dans l'organisme social tripartite ?

La première chose à comprendre, c'est que l'argent n'est pas un objet, mais qu'il représente une relation entre des personnes. L'argent est inutile s'il n'y a pas de relation. Il y a trois façons d'utiliser l'argent : acheter, économiser, donner ou offrir. Bien sûr, cela a un rapport avec la tripartition, car nous appliquons la « fraternité » dans l'économie comme critère éthique pour une tripartition saine. La fraternité est un mot très mal compris, car il y a des gens qui disent : « La fraternité signifie que l'on doit s'aimer comme des frères et sœurs ». Mais la fraternité est un concept économique, car dans l'économie, il y a ce que l'on appelle le principe d'interdépendance. Tout ce que j'ai mangé aujourd'hui a été cultivé, cuisiné et servi par d'autres. Ce dont j'ai besoin pour vivre est créé par le travail des autres. Et parce que nous sommes interdépendants, nous devons nous soutenir mutuellement.

La fraternité pourrait s'appeler soutien mutuel ou collaboration. Une façon de se soutenir mutuellement est d'utiliser l'argent de manière consciente. La fraternité ne se résume pas à faire payer plus à ceux qui ont plus. C'en est juste un aspect. Mais la fraternité implique d'utiliser l'argent de manière consciente. Je ne peux pas acheter les vêtements d'une entreprise dont je sais qu'elle exploite les gens ou qu'elle pollue l'environnement, etc. Vivre en fraternité signifie penser aux autres : comment ta décision les influencera-t-elle ? C'est pourquoi une économie fraternelle conduit à ne plus parler de prix, mais de valeur : non pas combien d'argent coûte quelque chose, mais quelle est la valeur de ce que j'achète. Pour tenir compte de cette réalité au quotidien, nous n'avons pas besoin de grandes théories, mais de questions. Avant d'acheter quelque chose : Qu'est-ce que j'achète ? Pourquoi je l'achète ? Et où est-ce que je l'achète ?

Quelle est la tâche des jeunes dans ce contexte ?

La première étape serait de comprendre que le travail est une chose spirituelle. Spirituel signifie que tu as certaines capacités et que tu les développes en travaillant et en les diffusant dans le monde. C'est pourquoi je dis aux jeunes : « Travaille à la connaissance de toi-même. Découvre qui tu es, ce que tu peux faire, et une fois que tu l'as découvert, dis ce que tu veux donner au monde pour que le monde soit meilleur grâce à toi ». Ce que tu fais et ce que tu es payé doivent être deux choses indépendantes. Ne cherche pas un travail pour l'argent, mais parce que tu vois que tu peux t'y construire en tant qu'être humain. Et deuxièmement, fais attention à la façon dont tu utilises ton argent, car les autres dépendent de toi. Nous vivons à une époque qui veut nous inciter à travailler facilement - peu de travail, beaucoup d'argent. Mais mon expérience est que les personnes qui gagnent beaucoup d'argent en ne faisant rien ne sont pas heureuses. Avoir pour objectif d'être utile aux autres est pour moi le meilleur sens de la vie.


Traduit de l’allemand par Rudolf Tille & ÆTHER X, paru en allemand le 16 février 2023 dans Das Goetheanum