Même si le personnage historique de Paul de Tarse (Saint Paul) est bien connu, son œuvre l'est beaucoup moins. Non seulement sa pensée n'est pas facile à saisir avec les deux mille ans qui nous en séparent, mais les traductions actuelles n'aident pas à en saisir l'essence. L'auteur de l'article qui suit a pris la peine de remonter à la version grecque des épitres de Paul, pour saisir les idées originelles de cette pensée.


καὶ μὴ συσχηματίζεσθαι τῷ αἰῶνι τούτῳ, ἀλλὰ μεταμορφοῦσθαι τῇ ἀνακαινώσει τοῦ νοὸς ὑμῶν, εἰς τὸ δοκιμάζειν ὑμᾶς τί τὸ θέλημα τοῦ θεοῦ τὸ ἀγαθὸν καὶ εὐάρεστον καὶ τέλειον.
Romains 12.2

« Ne vous conformez pas à cet éon (époque), mais soyez métamorphosés par le renouvellement de l’intelligence pour éprouver quelle est la volonté de Dieu, celle qui est bonne, agréable et accomplie. » (Romains 12.2) Ce sont les paroles que Paul adresse aux Romains. Merveille de concision, ce verset est un véritable condensé philosophique. Le verbe grec suskematizô, signifiant « se conformer », contenait l’idée d’être inféodé à un schéma. Paul demandait donc à ses interlocuteurs romains de ne pas se soumettre aux schémas en cours à leur époque. La métamorphose purement intérieure qu’il encourageait consistait en un renouvellement de l’intelligence. Le mot anakaïnosis (métamorphose), composé du préfixe ana1, indiquant un retournement vers le haut, vers l’origine, vers le spirituel, et de kaïnos, qui évoque ce qui est neuf, signifiait littéralement « être neuf à nouveau avec conscience ». Nous retrouvons ici un écho de l'idée de « vacuité » enseignée par le bouddhisme ou, plus récemment, par Krishnamurti (1895-1986) par exemple, mais cela renvoie aussi à l'idée centrale de « penser pur » que Rudolf Steiner décrit dans sa Philosophie de la liberté.

Le renouvellement de l'intelligence

Ce renouvellement concernait noos, l’intelligence, non pas la faculté intellectuelle au sens où nous l’entendons actuellement, mais l'intelligence qui relie l’individu à l’esprit. Dès sa naissance en un lieu et à une époque, un être humain est imprégné d’une culture, d’une religion, d’une pensée scientifique ou politique. Dépasser ces préjugés congénitaux est la première étape de la réalisation individuelle, sachant toutefois que l’opinion personnelle n’est pas une fin en soi. La seconde étape consiste à s’élever au-dessus de la sphère personnelle afin d’atteindre l’objectivité de l’intelligence (noos) grâce à laquelle l’individu s’inscrit dans l’unité du monde. Cette communion spirituelle de l’humanité est aux antipodes de la pensée unique. Vladimir Vernadsky (1863-1945), puis Teilhard de Chardin (1881-1955), concevaient la « noosphère » comme la sphère spirituelle commune à toute l’humanité.

L'anthroposophe Gérard Klockenbring (1921-2004) aimait faire remarquer que tout langage humain repose sur une triade : le substantif est substantiel, posé2, mais il ne se suffit pas à lui-même. Peut-on imaginer une rose, par exemple, sans la compléter inconsciemment d’une qualité (couleur, odeur) et d’une inscription dans le temps (elle éclot, elle fane) ? Au substantif sont ainsi ajoutés un complément et un verbe. Par le substantif, le mot est là, posé dans la spatialité. Tout autre est le verbe, que les Allemands nomment Zeitwort (mot du temps), tant il est vrai qu’il épouse le temps : un verbe se conjugue au passé, au présent, au futur. La langue française appelle le complément principal « adjectif », étymologiquement « qui est lancé vers », comme s’il était appelé en renfort auprès du mot. La profession d’avocat – du latin advocatus – provient de la même idée et consiste à venir prêter sa voix auprès de quelqu’un. Un avocat est un adjectif fait homme ! Le concept correspondant en grec se disait parakletos (qui est appelé auprès de). De là vient le mot « Paraclet ».

Bruno Taverna, Solstice d’hiver (Nouvelle lumière du monde)

Cette triade du langage est l’expression de la réalité trinitaire fondamentale connue sous le nom de Trinité dans la tradition chrétienne : Theos, Dieu le Père, c’est ce qui est. Logos, Dieu le Fils, c’est l’élément grâce auquel ce qui est s’actualise, devient acte. Enfin, Pneuma-Parakletos, Dieu l’Esprit, aussi appelé Esprit Saint, complète l’ensemble. Vue ainsi, la Trinité n’est pas un dogme religieux, mais un moyen de saisir l’unité du monde dans son organicité. Supprimer le Fils, revient à supprimer l’actualisation, ce qui exclut tout principe évolutif. À chaque fois que Jean évoque le Christ dans son évangile, il conjugue le verbe au présent en faisant fi de la temporalité contextuelle, car le Christ, le Fils, participe du présent, il est « le venant ».

Cette digression permet de comprendre ce que Paul voulait dire par « éprouver la volonté de Dieu ». Dans son immuabilité substantielle, le Père ne se réalise que par l’actualisation accomplie par le Fils. Éprouver la volonté du Père, c’est percevoir la réalité du temps (Fils) dans la création (Dieu).

La connaissance comme verbe

Qui veut échapper à la conformation doit commencer par un travail sur le langage. C’est là une véritable tâche johannique car, selon Jean, à l’origine était le Verbe, le Logos, terme grec issu de la racine indo-européenne *leg- qui exprimait l’essence même du lien. On la retrouve dans « religion », « légal », « lecture » et en allemand dans lesen (lire, cueillir, recueillir). Au commencement était un lien entre tout, au commencement était l’unité, une unité active. Steiner suggérait ainsi de commencer par reprendre, réapprendre, comprendre le sens des mots et il accordait une importance toute particulière à l’évolutivité du monde et de la connaissance du monde : « Atteindre la connaissance, ce n'est pas seulement apprendre à parler un peu plus que ne le font les autres, tout en employant leur langage, c’est réellement conquérir une nouvelle portion du monde. »3

Pour libérer l’âme, au Moyen-Âge, étaient pratiqués les sept Arts libéraux. L’illustre École de Chartres invitait ainsi ses élèves à commencer par purifier leur âme afin de pouvoir approcher sainement les concepts. Le premier des Arts libéraux, la Grammaire, consistait à savoir ce que voulaient dire les mots et comment il convenait de les organiser pour s’exprimer. « Grammaire » vient du grec gramma qui désignait toute unité de communication, aussi bien les lettres avec lesquelles on écrit les mots, que les notes de musique, qu’une unité de poids pour échanger des matériaux. La Grammaire était la base de la communication. En la pratiquant, les élèves se libéraient des traditionnelles entraves à la communication et apprenaient ainsi à se comprendre les uns les autres. Par leur haute teneur sémantique, les épîtres de Paul préfigurent cet art.

Les idées n’étant ni un produit de consommation, ni un outil de propagande, elles requièrent une liberté individuelle totale pour s’épanouir. Voilà une autre façon d’« éprouver la volonté de Dieu ». Steiner précisait : « Nous n’exigeons jamais l’approbation de quelqu’un, ni l’adhésion à une conception donnée, si cette personne ne s’y sent spécialement attirée. »4

Εἰ δέ τις δοκεῖ εἰδέναι τι, οὐδέπω οὐδὲν ἔγνωκεν καθὼς δεῖ γνῶναι.
1 Corinthiens 8.2

« Qui pense connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faut connaître. » (1 Corinthiens 8.2) Ces mots sonnent comme un sutra de Bouddha ou un koan japonais. Paul savait que le chemin de connaissance – chemin intérieur – était parsemé d’embûches. Ce que nous croyons connaître résulte de nos conditionnements et, d’autre part, de nos sens limités, donc sources d’illusions. Non travaillée, la connaissance repose essentiellement sur des automatismes. Peu d’humains maîtrisent la genèse de leurs pensées et de leurs perceptions. En naissant, l’enfant arrive avec un potentiel inouï. Il peut par exemple apprendre n’importe quelle langue du monde tant il est encore universel, empli d’une infinie sagesse. Par l’incarnation, il sort de l’universalité pour s'inscrire dans l’humanité comme individu. Reconquérir une véritable connaissance est, en quelque sorte, une seconde naissance ; aussi peut-on dire avec Paul : co-naître c’est atteindre à nouveau, en conscience, l’universalité d’où procède tout être.

Steiner commente ainsi cette parole de Paul aux Corinthiens : « Paul souligne que l’homme ne voit pas la vérité quand ses yeux regardent, il ne voit pas une réalité s’il voit ce qui l’entoure. Pourquoi ? C’est parce qu’il a lui-même changé la réalité extérieure en illusion lors de sa descente dans la matière ! L’homme lui-même a fait, par son action, que le monde extérieur soit une illusion ! »5 Le monde vu à travers le filtre des sens est effectivement une illusion inhérente au fait d’être incarné. Mais l’homme peut s’affranchir de ses filtres et développer des facultés suprasensibles. Ce n’est pas le monde qui est une illusion, mais seulement la façon dont l’homme le perçoit. L’homme crée ses propres illusions en ne percevant le monde qu’au moyen de ses sens ordinaires.

Naissance de la conscience

Cet article est réservé aux abonnés PREMIUM

Inscrivez-vous et abonnez-vous pour lire cet article et accéder à la bibliothèque complète des articles réservés aux abonnés PREMIUM.

S'inscire maintenant Vous avez déjà un compte ? Se connecter