Notre actualité est une apocalypse au sens le plus précis du terme : elle dévoile ou révèle (c'est le sens littéral du mot grec aποκάλυψη) et rend visible la nouveauté. Nous sommes face à une crise (κρίσις, encore un mot grec) qui signifie littéralement distinction ou décision : la crise comme seuil, dont le franchissement suppose une liberté d'action, exigeant à son tour une décision prise en toute liberté. La crise mondiale actuelle trouve certainement ses racines dans certaines impulsions et tendances qui sont nées ou se sont développées principalement en Europe, ont influencé le monde entier et l'ont transformé de manière problématique : matérialisme, exploitation, nationalisme, impérialisme, colonialisme. Cette « culpabilité » nous empêche-t-elle d’interroger le sens profond de la notion d'Europe ? Ou bien peut-on revisiter sans préjugés les fondements de l’Europe afin de faire fructifier des idées pour aborder la crise actuelle ?

Les yeux de la liberté

Tout comme apokálypsis et krísis, « Europe » est un mot grec (Ευρώπη). Son sens littéral est controversé. Je penche pour l'interprétation selon laquelle il s’agirait de « femme aux grands yeux ». Parler de « femme au large regard » est moins satisfaisant au plan linguistique mais n’est pas dénué de sens. Le nom « Europe » semble faire référence à un symbole qui fut toujours perçu comme une caractéristique de l'histoire culturelle et intellectuelle européenne : la focalisation sur l'expérience visuelle. Que signifie cette focalisation ? Dans l'expérience visuelle, le moi qui perçoit et la chose perçue demeurent inchangés. Lorsque deux ou plusieurs êtres doués de vision se rencontrent, ils sont capables, grâce à la vue, de se percevoir mutuellement sans que leur perception n'altère la révélation de leur être. Ainsi, le Je perçoit un autre être dans sa totalité sans que le Je percevant ne limite l'indépendance du Je perçu ou que l'indépendance du Je percevant ne soit limitée par la perception. La relation frontale qui se manifeste ici est la révélation d'un équilibre fécond entre proximité et distance, dans lequel le Je percevant et le Je perçu peuvent tous deux être actifs indépendamment l'un de l'autre, sans que leur activité ne perturbe, restreigne ou déforme l'essence de l'autre.

Dans l'expérience visuelle, le moi qui voit est libre. Il est libre de décider de la modalité de la rencontre, libre d’en faire un dialogue dans lequel les êtres qui se rencontrent peuvent se comprendre plus en profondeur grâce à un jeu de questions-réponses. Le moi est libre de déployer dans la rencontre un acte libre issu de sa propre intelligence, de se comporter en esprit libre. Voir nous offre, à nous qui pensons, la saine distance, la condition d'une rencontre libre avec les phénomènes, le monde et les autres.

L’intelligence, un passage de seuil

Europe, fille du roi phénicien Agénor et de son épouse Téléphassa, est enlevée par Zeus. Ce dieu de l'intelligence cosmique en est tombé amoureux[1]. Pour l'enlever, Zeus se transforme en un taureau blanc qui s'approche de la plage où joue Europe : charmée par le taureau, elle se risque à monter sur son dos. Le taureau s'éloigne de la plage asiatique et nage vers le large jusqu'à l'île de Crète, où le dieu la féconde. C'est ainsi qu'Europe devient mère des sages rois Minos et Rhadamanthys. Et Aphrodite permit qu’Europe devint l’Europe !

Le mythe d'Europe nous parle-t-il de l'intelligence divine, cosmique, qui féconde l'être humain pour que naisse sur terre une liberté pensante et donc authentique ? Cet être féminin, encore ouvert au cosmos et dont le nom renvoie à l'expérience visuelle libératrice traverse avec courage la mer, promesse d’infinies possibilités. Elle est prête à quitter une terre déjà connue sans savoir quelle nouvelle terre elle rejoindra. Ce n'est qu'une fois qu’Europe atteint sa nouvelle terre que la fécondation divine a lieu ; de même, la naissance d'une nouvelle intelligence, non plus seulement céleste mais aussi terrestre, advient lorsque l'ancienne intelligence, uniquement portée par le monde divin, est délaissée pour s'aventurer dans le vaste océan qui baigne la sphère terrestre inexplorée.

L'origine du mot grec philosophie (Φιλοσοφία, amour, recherche de la sagesse), est liée à Pythagore2. Pour fonder sa communauté spirituelle qui devait être le giron de naissance de la philosophie, il entreprit un voyage à l'image de celui d’Europe, depuis sa patrie asiatique jusqu'à Crotone, dans le sud de l'Italie. C'est avec ce voyage que commence le cheminement qui conduit à libérer le penser de la tutelle des Dieux. Grâce à Pythagore le penser devient un questionnement libre et créatif dans la rencontre avec la Terre, à travers laquelle l'être humain peut devenir accoucheur d'un monde neuf.

François Chauveau Métamorphoses d'Europe 1650, eau-forte

Le Drame de la liberté

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