Des fruits et des racines
Cent ans déjà que la première école à Stuttgart a été ouverte, et que dès lors les écoles Steiner-Waldorf n’ont cessé de se déployer partout dans le monde, sur tous les continents. Un tel déploiement dans des situations géographiques et culturelles si diverses montre que la pédagogie Steiner-Waldorf est une pédagogie vivante, un arbre qui, puisant dans de profondes racines centenaires, produit saison après saison de nouveaux fruits, de nouvelles formes pédagogiques compatibles avec toutes les cultures.
Pour que ce mouvement créateur se poursuive, ceux qui œuvrent dans la pédagogie doivent rester vigilants : comme dans tout mouvement culturel, il existe un risque de confondre le fruit et la racine. Prendre un fruit pour une racine, c’est confondre la forme et le principe, c’est le risque d’enfermer la pédagogie dans un ensemble de formes figées, dans une tradition, à terme, obsolète. La forme est contingente, elle évolue selon les situations, les époques. Le principe est ce qui garantit, dans la constante métamorphose des formes, la conservation d’une identité forte et productrice. Confondre la forme et le principe, c’est aussi mettre en péril les fondements de l’édifice en diluant son identité réelle. Le centenaire de la pédagogie Steiner-Waldorf peut être vu comme l’occasion d’un exercice d’introspection important, à l’issue duquel les orientations d’avenir pourront se dessiner.
Pour une école libre
L’école n’est pas une finalité, elle n’a de sens que dans la mesure où elle prépare l’enfant à s’insérer dans le monde pour y devenir un acteur épanoui. L’école, avec ses méthodes pédagogiques et ses contenus, devrait-elle être déterminée par le monde politique, juridique et économique, pour lesquels elle prépare l’enfant ? Dans un monde toujours plus changeant et cela de façon de moins en moins prévisible, il est tentant de vouloir conformer l’école aux besoins plus ou moins urgents de la société. Cette tendance est très actuelle, car notre monde traverse une crise grave. Crise écologique, crise économique, crise sociale, etc. L’école est l’antichambre du monde et il est facile d’observer aujourd’hui comment chaque crise engendre son lot de réformes pédagogiques dans le système national. Par exemple, les cours d’informatique font irruption de plus en plus tôt dans le cursus scolaire, pour la simple raison que les besoins en compétences informatiques seront certainement très importants dans la société de demain.
Dans ce tourbillon de réformes, des voix d’intellectuels s’élèvent parfois, comme celle du philosophe et académicien français Alain Finkielkraut, interrogé par Le Figaro magazine le 16 septembre 2018 : « Le rôle de l’école n’est pas d’adapter les enfants aux nouvelles technologies (ils n’ont pas besoin d’adultes pour cela), ni de leur inculquer le bien vivre ensemble, l’interculturalité et les vertus du développement durable, mais de les soustraire au battage de l’esprit du temps et de les introduire dans un monde plus vieux qu’eux pour leur permettre d’innover et d’être tout ce qu’ils peuvent être. »
Ce faisant, M. Finkielkraut s’associe, peut-être sans le savoir, à une racine fondamentale de la pédagogie Steiner-Waldorf. Se « soustraire au battage de l’esprit du temps », c’est faire de l’école un espace de liberté, d’abord protégé des injonctions sociétales. Cette liberté pédagogique fait partie de l’ADN de la pédagogie Steiner-Waldorf, comme l’écrit Rudolf Steiner en 1919 dans son article « Pour une école libre » : « La question à poser n’est pas : de quel savoir, de quelles aptitudes l’homme a-t-il besoin pour l’ordre social existant, mais : quelles sont les dispositions en germe, et que peut-il être développé en lui ? Alors il sera possible de toujours nourrir l’ordre social de forces nouvelles issues de la génération qui accède à l’âge adulte. Alors sera toujours vivant dans cet ordre ce qu’en feront les êtres accomplis qui y entreront ; mais il ne sera pas fait de la génération qui accède à l’âge adulte ce que veut en faire l’organisation sociale existante. »
Si l’école devient exclusivement un espace où s’incarnent dans l’immédiateté les réponses aux problématiques urgentes du monde d’aujourd’hui, s’établit alors un programme scolaire dans lequel s’accumule la longue liste des pré-requis, des savoir-être et des savoir-vivre, la table des matières d’un manuel de survie pour monde en crise. La longue liste va s’échelonner sur plusieurs années et la pression augmenter continuellement : les pré-requis pour affronter un monde en crise se multiplient de jour en jour, il faut donc apprendre plus et apprendre plus tôt. Aborder l’informatique dès le plus jeune âge, l’éducation à l’égalitarisme et au respect de l’autre dès la petite section de maternelle… Quiconque a observé un jeune enfant sait que son monde n’est pas encore notre monde. Mais l’urgence guette et peu importe s’il faut l’arracher à son monde d’enfant pour le préparer le plus vite possible à vivre selon le monde des adultes, le sensibiliser très tôt à des problématiques qui ne sont pas les siennes et que, de fait, il ne peut pas comprendre.
Une école libre, c’est d’abord une école qui protège l’enfant contre les injonctions à court terme de la société, qui les repousse pour créer cet espace « hors du battage de l’esprit du temps », pour permettre à l’enfant d’être un enfant. Mais cette posture forte est parfois mal comprise : comme si d’une part l’école Steiner-Waldorf se voulait être le terreau politique d’une « contre-société ». Pire encore, elle inquiète parfois les parents qui, d’autre part, s’imaginent alors qu’ils ont choisi une pédagogie respectueuse du développement de leur enfant, au risque d’engendrer une certaine inadaptabilité lorsque ceux-ci feront leurs premiers pas dans le monde des adultes. Une telle crainte repose sur une méconnaissance de certains principes qui peuvent paraître au premier abord contradictoires.
Dans ce même article sur la nécessité d’une école libre, Steiner poursuit un peu plus loin : « Étant donné que la vie de l’État et de l’économie ne sont rien qui soit coupé de la nature de l’être humain, mais ce qui découle de cette nature, il n’est jamais à craindre qu’une vie de l’esprit réellement libre, autonome, forme des êtres étrangers à cette réalité. En revanche, de tels êtres étrangers à la vie se forment précisément lorsque les institutions existantes de l’État et de l’économie règlent l’enseignement et d’éducation à partir d’elles-mêmes. »
Ainsi, c’est en voulant exclusivement préparer les enfants à intégrer un monde présent, donc contingent et rapidement dépassé, que l’école engendre de l’inadaptabilité. C’est précisément le problème dramatique que rencontrent beaucoup d’acteurs de la vie sociale : une modification rapide de la société laisse brutalement sur le carreau nombre d’individus si ceux-ci ont été à l’école préformatés à un ensemble de compétences et de comportements devenus obsolètes. S’intégrer au monde, c’est y agir en vue d’y introduire quelque chose de neuf, qui participera de fait à son développement vertueux et non pas à sa perpétuation.
En cent ans d’existence, le propos de Rudolf Steiner a pu largement se vérifier par l’expérience, au regard des études menées en Allemagne (là où le vaste déploiement de cette pédagogie permet de mener des études statistiques consistantes) qui démontrent l’excellente intégration dans la société des élèves qui ont pu bénéficier de cette pédagogie.
L’enfant, cet individu en devenir, est le porteur de forces qui dépassent de loin la contingence de notre époque. Il n’est pas cette créature soumise exclusivement aux lois mécaniques de la matière et dont le devenir est déterminé de l’extérieur par le conditionnement d’une culture, d’une société ou d’un patrimoine génétique. S’il porte en lui l’hérédité d’un monde et d’une époque, c’est pour mieux la transcender et inscrire son devenir au-delà des crises et des réformes. Un tel point de vue fonde la dimension spiritualiste de l’école Steiner-Waldorf, précisément parce qu’elle voit dans l’enfant cet être appelé à définir lui-même son destin, possibilité qui échappe par essence à une conception matérialiste unilatérale.
On ne naît pas libre, on le devient et c’est précisément le rôle de l’école Waldorf d’accompagner l’enfant sur ce chemin d’émancipation. En retour, l’être émancipé est celui qui sera apte à engager les métamorphoses créatrices dont notre monde à besoin. «C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux.» (Hannah Arendt)
De la racine aux fruits
La liberté pédagogique est donc une racine maîtresse de la pédagogie Steiner-Waldorf, elle fonde l’articulation qui doit exister entre l’école et le monde. Le monde n’y joue pas le rôle d’une finalité extérieure contraignante qui vient imposer ses besoins à l’enfant, mais plutôt d’un outil entre les mains du pédagogue qui accompagne l’enfant sur son chemin de développement et d’émancipation. Forts de cette racine, les pédagogues peuvent alors se consacrer à la maturation des fruits, c’est-à-dire faire du monde lui-même un outil pédagogique pour le développement de l’enfant.
C’est de ce point de vue qu’il faut comprendre les multiples pratiques et projets pédagogiques qui rythment la scolarité dans une école Waldorf. Articuler la relation entre l’enfant et le monde, pour les besoins de l’enfant, est l’essence même de l’art pédagogique. Cet art doit sans cesse produire de nouvelles formes ou cultiver à nouveau celles qui, par la force de l’expérience, ont fait leur preuve. Si le monde est mis au service de l’enfant, alors ce monde doit revêtir la forme adéquate à l’âge des enfants. Leur développement n’est pas un processus linéaire et continu, c’est un chemin de métamorphoses, d’étapes et d’épreuves que l’artiste pédagogue doit apprendre à lire, comme le musicien lit sa partition.
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