La figure excentrique, révolutionnaire et dérangeante de Beuys a laissé une impression profonde à ses contemporains et aux générations suivantes. Ses idées, notamment celles de la «plastique sociale» et du «concept élargi de l’art», ont trouvé un terrain propice dans le contexte des années 1960, époque de questionnements profonds sur la notion de l’art. Beuys fut un chef de file européen du mouvement Fluxus qui proposait lui aussi un art sans frontières formelles et politiquement engagé, et il défendait que chaque être humain est un artiste, capable de porter en soi une impulsion créative engendrant ainsi des transformations de la société et du monde. Une influence directe reconnue par Beuys est l’anthroposophie de Rudolf Steiner, et en particulier son idée de triarticulation sociale.
À l’époque, est-ce votre intérêt pour la triarticulation sociale1 qui vous a mené à Joseph Beuys, ou bien est-ce Beuys qui vous a mené à la triarticulation?
La triarticulation sociale m’accompagne depuis la moitié des années 1960, et elle fut pour moi la première porte d’entrée dans le travail social. C’est Beuys qui m’y a mené à l’époque. Le point de départ, c’était naturellement l’art −l’art en tant qu’extrémité du concept de liberté. Nous étions à l’Académie des arts, mais à l’époque, notre thème central était le concept de l’art. C’était très mystérieux pour moi, car je n’étais pas du tout conscient que le concept de l’art peut être placé dans le champ du penser de cette façon.
Vous voulez dire le dépassement de l’idée selon laquelle l’art se limite à la création d’artefacts?
Cela m’est rapidement apparu comme limpide: les œuvres d’art dissimulent leur concept, elles ne le révèlent pas. Cette non-révélation du concept est en fait le réel mystère de l’art. Évidemment, cela a renforcé mon intérêt pour le concept de l’art.
Dans le sens du «concept élargi de l’art» de Beuys?
Au sens strict, le «concept élargi de l’art» de Beuys est le concept de l’art en tant que tel. Mais le problème, c’est que les concepts sont souvent saisis de façon trop étroite. C’est valable aussi bien pour le concept de liberté que pour celui de démocratie ou d’égalité, pour le concept de socialisme ou de fraternité. Et là, nous arrivons déjà à la triarticulation. Ici également, les concepts qu’on y rattache sont beaucoup trop étroits, voire diminués. C’est seulement lorsqu’on les élargit qu’ils peuvent éclore en tant que concepts.
D’un autre côté, la liberté intérieure des concepts n’est-elle justement pas liée au fait qu’on les délimite les uns des autres?
Délimiter, c’est en fait différencier. Traditionnellement, c’est ainsi que l’on appréhende les concepts. C’est la tradition dans laquelle nous avons grandit, celle de la pensée analytique. Délimiter signifie toujours analyser.
Mais la différenciation n’est-elle pas une condition?
C’est le cas dans la théorie des systèmes, par exemple chez Niklas Luhmann 2. On y trouve de la même façon une différenciation permanente en sous-systèmes −c’est presque une sorte d’idée édulcorée de la triarticulation. On se retrouve non pas avec trois, mais avec un nombre effarant de sous-systèmes. Mais avec cette différenciation, on considère également que l’ensemble social ne peut être appréhendé qu’avec la communication.
C’est peut-être le point où de nombreuses personnes voulant réaliser l’idée de triarticulation échouent malgré leur enthousiasme?
Manifestement. La plupart tiennent sans doute encore à des anciennes représentations matérialistes et égoïstes qui leur barrent la route. Dans ce cas, ce qu’ils lisent chez Rudolf Steiner leur paraît trop abstrait.
Trop abstrait dans quel sens?
Il y a un très beau chapitre dans le livre de Steiner Des énigmes de l’âme 3 à propos des concepts abstraits. Il y est clairement montré que la plupart des hommes n’ont pas encore de relation intérieure avec les concepts. Ils restent pour ainsi dire bloqués dans leur tête, et n’ont pas de lien avec le cœur. Il faut encore faire un pas de plus.
Qu’est-ce que cela provoque?
Alors on se rend compte que le penser est un courant de force beaucoup plus puissant que ce que l’on se représente. Jusqu’alors, la pensée n’est souvent qu’une pensée que l’on projette à l’extérieur.
Cette forme du penser n’est-elle pas volontiers utilisée comme outil de pouvoir?
Comme un outil de pouvoir, faute de réelle compréhension de ces forces, oui. Pour cette raison, je plaide aussi dans le contexte de la triarticulation pour un nouveau concept de la démocratie.
Que voulez-vous dire par là?
Lorsque l’on considère la démocratie avec le point de vue de la triarticulation, il est avant tout question de l’égalité des droits qui est une qualité très importante qui doit encore être entièrement créée.
Mais l’égalité des droits existe déjà, non?
La question de l’égalité des droits est encore considérée de façon beaucoup trop technique. C’est évidemment un acquis important en Europe que chacun ait les mêmes droits. Mais l’égalité des droits n’est pas encore vraiment descendue jusque dans le cœur. Ou bien elle est restée bloquée dans le cœur et elle devient sentimentale. Or, l’espace du cœur a un besoin intense de se saisir de son vécu par des concepts clairs. Mais il est rare que l’on s’en rende compte, car les gens n’aiment pas assez le penser.
Le lien entre la force du cœur et le penser est donc une nécessité pour réaliser la triarticulation?
Un troisième élément s’ajoute maintenant: le vouloir, la volonté. C’est en fait de cela dont il s’agit. Au début, nous avions parlé de mes motifs, de ma préoccupation de me consacrer à la distinction des concepts de liberté, d’égalité et de fraternité. Des concepts dont l’apparition à l’horizon remonte à l’époque de la Révolution française.
Et donc?
Je voulais savoir pourquoi cela s’était transformé en schizophrénie: la politique comme expression d’une idée de pouvoir, ce qui n’a absolument rien à voir avec l’idée de démocratie. La démocratie veut déconstruire les rapports de pouvoir et amener les problèmes aux gens, à la base. Mais on croit souvent que la force du «Je», qui entre alors en action, est bloquée dans l’égoïsme, au lieu de comprendre que par ce processus ces forces doivent justement s’élever toujours plus vers le haut .
Cette peur d’un égoïsme indépassable n’est-elle pas un des arguments principaux contre la démocratie directe? En effet, dans ces conditions, comment la prise de décision pourrait-elle inclure tout le monde?
Cette peur est initialement liée à l’égoïsme: si je me rapporte à moi-même uniquement, j’ai naturellement peur, car les autres me manquent… Si je dis que je ne peux plus me reposer sur tous les autres, alors je dois m’occuper de moi-même et tout rapporter à moi-même au cours de ma vie. Autrement, je me perds.
Dans de nombreuses institutions anthroposophiques, on s’efforce d’avancer vers la triarticulation. Mais là non plus, la triarticulation ne descend pas jusque dans la vie.
C’est peut-être lié au fait que la plupart des gens ne se sont pas encore hissés jusqu’au concept élargi de l’art. Même si l’art joue un rôle important dans de nombreuses institutions anthroposophiques, on n’a pas encore atteint son concept, à savoir que le concept de l’art est quelque chose qui concerne tout, de l’acte insignifiant jusqu’au penser. L’art est encore trop souvent pratiqué dans un sens bourgeois.
Comment est-ce que cela se rapporte à la triarticulation?
L’impulsion la plus profonde que je connaisse est précisément cet amour de l’art. Sans lui, on ne peut pas saisir la triarticulation. Car l’impulsion la plus profonde de la triarticulation en tant que différenciation de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, c’est l’unité. Une unité qui ne tend pas à devenir un système, mais quelque chose de vivant qui est actif depuis longtemps en nous, bien que l’on ne le relie malheureusement pas à son concept.
Le travail relationnel entre les êtres humains est, dans ce sens, également un acte artistique.
Oui, on peut vraiment dire cela de l’interaction entre les êtres humains. C’est la toute première chose. La clé se trouve dans le concept du «Je». Si on en avait conscience, il serait clair que le «Je», par lequel je me distingue des autres, est aussi une unité, car tous les autres ont également un «Je».
Revenons encore à la démocratie directe. La réalité sociétale actuelle est telle que bien qu’ils soient en âge de voter, tous les citoyens n’ont pas un droit de vote actif. Un argument que l’on entend souvent à ce propos est qu’ils ne seraient pas en mesure de prendre des décisions importantes.
Oui, c’est agaçant. Peu de personnes savent que l’on ne sait presque rien au départ. Cela veut dire que c’est important d’entrer dans l’action, même lorsque l’on ne sait pas exactement comment les choses fonctionnent. Car la capacité de comprendre comment ça marche n’apparaît que quand on se met en route. C’est précisément lorsque je rencontre des difficultés que je développe mes capacités. Les capacités se développent grâce à l’incapacité.
Entretien mené par Holger Wilms, initialement paru dans la revue Punkt und Kreis, Saint-Michel 2017. Traduction et adaptation par æther
Notes de l'article
- Le terme «triarticulation sociale» renvoie à la conception sociale de Rudolf Steiner qui a beaucoup inspiré Beuys dans sa vision d’un «concept élargi de l’art», où la biographie humaine elle-même devient une œuvre d’art et l’organisme social, lui aussi, une œuvre d’art collective. Cette idée mène au concept cher à Beuys de «plastique sociale». Dans sa vision triarticulée, Steiner propose de dépasser une conception unitaire de l’organisme social, où l’État serait le garant toute la vie sociale, mais aussi de dépasser une conception dualiste où la vie économique et l’État seraient en interaction ou en conflit, pour parvenir à une conception trinitaire où la vie économique, la vie juridique (principalement vivant dans l’État dans sa forme actuelle) et la vie spirituelle (ou culturelle) sont considérées comme des membres à part entière qui doivent se compléter et collaborer tout en affirmant leur indépendance. Parvenir à cela signifie d’abord, pour Steiner, libérer la vie spirituelle (ou culturelle) de l’emprise de l’État et de l’économie pour qu’elle puisse se fonder sur ses propres forces. Cette vie spirituelle comprend tous les lieux où l’esprit humain est créatif: éducation, art, enseignement, recherche scientifique et culturelle, spiritualité, etc.. Elle n’est pas en soi directement productive, au sens économique, mais elle est la source même de toute richesse dont la vie économique et la vie juridique ont besoin pour se développer sainement, puisque l’esprit humain peut s’y déployer dans sa créativité et dans l’expression de ses besoins. Steiner propose de reconnaître les idéaux de la Révolution française dans chacun de ces organes de la vie sociale pour qu’un développement sain et humain puisse avoir lieu: l’égalité est le principe de la vie juridique, la liberté est le principe de la vie spirituelle, et la fraternité est le principe de la vie économique. Ces idées de Rudolf Steiner sont entre autres exposées dans son livre: Au cœur de la question sociale (ancien titre en français: Éléments fondamentaux pour la solution du problème social).
- Sociologue allemand (1927-1998) auteur d’une théorie des systèmes sociaux qui se base principalement sur la distinction et la catégorisation des différents ensembles sociaux. (NDT)
- «La représentation abstraite est une réactualisation/visualisation du réel dans la conscience quotidienne, mais sous une forme morte, un réel dans lequel l’être humain qui vit à travers la perception sensorielle, mais qui ne monte pas à la conscience sous sa forme vivante.» Rudolf Steiner, «De la nature abstraite des concepts», in Des énigmes de l’âme, Éditions anthroposophiques romandes, 2010
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