Né à Paris le 19 septembre 1924, Jacques Lusseyran grandit dans une atmosphère d’insouciance et de confiance, entouré de parents cultivés et ouverts aux réalités spirituelles. Ils lui offraient un monde où Dieu veillait discrètement, sans dogmes ni discours. Dans Et la lumière fut, il écrit : « Mes parents, c’était le ciel. [...] Je savais qu’à travers eux un Autre s’occupait de moi, s’adressait à moi [...] Cela explique pourquoi je n’ai jamais connu le doute métaphysique »[1] Cette expérience intime d’une « religion naturelle » insufflait à l’enfant une foi instinctive en la vie et une grande audace: « Je courais sans cesse, [...] non pas pour m’emparer de quelque chose [...] mais courais pour aller à la rencontre de tout ce qui était visible et de tout ce qui ne l’était pas encore. J’allais de confiance en confiance comme dans une course de relais. » [2] La lumière le fascinait particulièrement : « Je la voyais partout. [...] Elle ne venait de nulle part en particulier, comme l’air, mais elle était là, essentielle. Elle entrait en moi, devenait moi. Je mangeais du soleil. »[3] 

L'Accident

Jacques Lusseyran perdit la vue en 1932, à sept ans et demi. Dans Et la lumière fut, il relate avec une précision poignante cette journée fatidique. Quelques jours avant l’accident, alors qu’il jouait dans le jardin de ses grands-parents à Juvardeil, il fut envahi par un étrange pressentiment : il sentit qu’il ne reverrait plus jamais ce lieu. Le 3 mai, à l’école communale de la rue Cler, un camarade le bouscula violemment au début de la récréation. Déséquilibré, il heurta l’angle du bureau du maître. Ses lunettes, aux verres incassables, furent à l’origine du drame : une branche pénétra son œil droit, provoquant une lésion irréversible. Dès le lendemain, il subit l’énucléation de cet œil. L’œil gauche, touché par un décollement de rétine par "sympathie", perdit la vue à son tour. Jacques Lusseyran entrait alors dans la cécité totale.

La lumière intérieure

Peu après son accident, Jacques Lusseyran fit une expérience décisive lors d’une promenade au Champ-de-Mars. Incapable de percevoir les arbres familiers, il ressentit une perte brutale : « Je crus un instant le monde perdu […] Tout semblait épuisé, éteint, et je fus pris de peur. » Mais cette peur laissa place à un retournement intérieur instinctif : « Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas vers les choses, mais vers moi. […] Le soleil éclatait là, dans ma tête, dans ma poitrine. Je le cherchais au-dehors, il m’attendait chez moi. » [4] Cette lumière intérieure, brillant en lui, ne le quitta plus. Elle illuminait son monde intérieur tout en nourrissant sa perception des phénomènes extérieurs : arbres, monuments, paysages et même visages humains.

Pourtant, cette lumière variait selon ses états d’âme. Lusseyran remarqua que la peur, la colère ou l’impatience l’éteignaient, plongeant son esprit dans l’obscurité : « Ce que la perte de mes yeux n’avait pas su faire, la peur le faisait : elle me rendait aveugle. » À l’inverse, des sentiments positifs la ravivaient : « Quand j’étais heureux, tranquille, quand j’allais vers les autres avec confiance, j’étais payé en lumière. » [5] Cette révélation devint pour lui une boussole morale. Sa lumière intérieure, qui dépassait de loin les perceptions physiques, guidait ses actes. Elle transcendait les normes extérieures : « Muni d’un tel instrument, qu’avais-je besoin de la morale ? […] Je regardais le grand signal lumineux qui m’apprenait à vivre. » [6] Ainsi, cette lumière montrait le chemin vers une vie éthique, ancrée dans une expérience intérieure vivante plutôt que dans des règles extérieures imposées.

La sollicitude de ses parents

Après son accident et la transformation intérieure qui s’ensuivit, les parents de Jacques Lusseyran prirent une décision essentielle : le garder à la maison plutôt que de l’envoyer à l’Institut des Aveugles de Paris. Ils s’investirent totalement dans son éducation, et sa mère, apprenant elle-même le braille, lui enseigna rapidement à utiliser ce nouvel outil. Grâce à cet apprentissage, Jacques put s’immerger dans des œuvres comme Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling. Lors de la rentrée suivante, il retrouva l’école de son quartier, équipé d’une machine à écrire en braille, qui lui permit de prendre des notes de cours. Malgré son handicap, il excella dans ses études. Son parcours le mena au Lycée Montaigne, puis au prestigieux Lycée Louis-le-Grand. Sa mémoire prodigieuse et son amour pour la littérature classique favorisèrent ses succès académiques. Durant ces années, il noua des amitiés profondes, notamment avec Jean Besnié, un camarade fidèle dont le destin tragique en déportation marqua durablement sa vie.

Parallèlement, son père éveilla en lui une passion pour la musique. Ensemble, ils assistaient chaque semaine à des concerts de musique classique, développant une oreille particulièrement fine chez Jacques. Il identifiait les œuvres et les chefs d’orchestre avec une précision remarquable, qu’il exprimait avec lyrisme : « L’entrée dans la salle était le premier épisode d’une histoire d’amour. […] Le monde des violons et des flûtes, des cors et des violoncelles obéissait à des lois si belles que toute musique semblait parler de Dieu. […] Mozart et Beethoven m’ont modelé. » [7] Ses camarades, sensibles à son enthousiasme, lui firent découvrir le théâtre. Ils l’emmenaient à la Comédie-Française, décrivant pour lui les mises en scène, ce qui lui permit d’apprécier pleinement les chefs-d’œuvre du répertoire classique. Grâce à l’amour et au dévouement de ses parents, alliés à la bienveillance de son entourage, Jacques Lusseyran transcenda son handicap, s’ouvrant à des mondes artistiques et intellectuels qui enrichirent profondément son esprit et sa sensibilité.

Vers l’entrée en résistance

En septembre 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne, et que débuta la « drôle de guerre », la famille Lusseyran quitta Paris pour Toulouse, où le père, chimiste, fut mobilisé. Jacques poursuivit ses études aux côtés de son ami Jean Besnié. Le discours du 17 Juin 1940 du maréchal Pétain annonçant la cessation des combats, prélude à une politique de collaboration avec l’Allemagne nazie, provoqua en lui un profond désarroi. Mais dès le lendemain, l’appel du général de Gaulle depuis Londres raviva son espoir. De Gaulle reconnaissait la défaite tout en refusant de l’accepter, appelant à la Résistance. Pour Jacques, le choix fut immédiat et sans équivoque. En septembre 1940, la famille regagna Paris sous occupation allemande, et Jacques reprit ses études. Début 1941, à seulement 16 ans, il fonda avec d’autres le mouvement de résistance Les Volontaires de la Liberté. Cet engagement naquit d’une réflexion intime, nourrie par son expérience de la cécité. Lors d’une conférence donnée à Zurich en 1970, il établit un parallèle saisissant entre son accident et l’Occupation : « Neuf ans plus tôt, la lumière extérieure m’avait été ôtée. Cette fois, la liberté extérieure m’était ôtée. Neuf ans plus tôt, j’avais retrouvé la lumière, intacte, augmentée, au fond de moi. Cette fois, j’y retrouvais la liberté, toute aussi présente et exigeante. » [8]

Pour Jacques Lusseyran, la liberté, comme la lumière, relevait d’une expérience intérieure. L’Occupation allemande devint à ses yeux un défi semblable à celui qu’il avait affronté après son accident : un appel à puiser en soi les forces nécessaires pour faire face à l’adversité. Dans ses écrits, il exprime cette conception de la liberté comme une exigence morale fondamentale. Il la considérait non seulement comme un droit politique ou social, mais avant tout comme une souveraineté intérieure : « Nul n’a le droit de toucher à la volonté des hommes, ni au respect qu’ils ont d’eux-mêmes. Nul n’a le droit de massacrer au nom d’une idée... encore moins d’une idée folle. Me rappeler sans cesse que la liberté était là, le rappeler à tout moment à tous ceux que je rencontrerais, cela est devenu pour moi un devoir aussi clair que celui de faire vivre la lumière derrière mes yeux fermés. » [9] Dans son ouvrage Le monde commence aujourd’hui (1959), il approfondit cette réflexion : « La liberté politique, c’est bien. La liberté sociale, c’est bien. Mais il est une autre forme de liberté dont, par un concert général de silence, personne ne parle aujourd’hui, ni dans les États démocratiques ni dans les autres : c’est la liberté intérieure. […] à savoir la non-dépendance des hommes envers le monde extérieur. » Pour Jacques Lusseyran, cette liberté intérieure transcendait les frontières matérielles et politiques. Elle plaçait au cœur de l’existence une indépendance individuelle inaliénable. À travers son engagement dans la Résistance, il fit de la lumière intérieure une force agissante, incarnant son combat pour la souveraineté de l’âme face à toutes les oppressions.

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