Dans une époque qui, par sa complexité, menace constamment de faire s’effondrer notre capacité de compréhension et de nous désorienter, j'aspire à la lumière. La lumière non pas comme une illumination venue d'en haut, un don divin, ni comme l'éclairage de données et de chiffres visant à comprendre des faits. J'aspire à la lumière telle qu'elle se manifeste dans le Moi.
Certaines personnes sont tellement « emplies de leur Moi » qu'il brille au-delà d'elles-mêmes. Parfois, on rencontre physiquement de telles personnes, mais la plupart du temps, la rencontre est indirecte, à travers leurs œuvres. Leur musique, leur danse, leur poésie, leur canal d'expression en somme, laissent l'empreinte de leur Moi, le communiquent, pour ainsi dire, au grand public. Et nous, qui recevons cette empreinte, sommes touchés par la lumière de ce Moi.
Je compare cette rencontre, ce contact, à l’expérience d’une personne seule en pleine mer, peut-être naufragée, qui apercevrait soudain la lueur d'un phare. Le phare en soi n'est pas le salut, mais la simple présence de ce corps lumineux permet d'avoir une orientation et de l'espoir dans une situation d'impuissance. Le contact avec un phare humain me permet de savoir qu'il existe encore des êtres humains capables de répandre la lumière dans l'obscurité et qui ne se laissent pas engloutir par les ténèbres.
Jacques Lusseyran (1924-1971) a perdu la vue à l'âge de huit ans à peine, puis l'a retrouvée peu après dans les profondeurs de son être. Le monde lui parlait miraculeusement par des sons, des sensations de pression, mais aussi par la lumière. Lorsque le bien et l'amour étaient présents, une lumière intérieure forte et claire lui apparaissait. Toutefois, lorsqu'il était confronté à la fourberie et au mal, provenant de l'extérieur ou de l'intérieur de lui-même, la lumière s'obscurcissait, se dérobait et le laissait sans repères, aveugle.
Dans son livre Et la lumière fut, Lusseyran raconte sa biographie et nous fait découvrir un voyage à travers des espaces intérieurs et extérieurs, à travers le regard d'un homme dont la « cécité » est devenue un don pour la perception du monde et des hommes. Il nous fait part de son monde ; un monde assombri par les ténèbres de la Seconde Guerre mondiale durant sa jeunesse. Guidé par sa lumière intérieure, il a choisi un chemin qui l'a mené vers la Résistance, en prison, dans les camps de concentration, puis vers une nouvelle liberté.
La biographie de cet être est un véritable phare, sous forme de livre. J'ai eu le privilège de la découvrir en lecture l'an dernier, alors que Jacques Lusseyran aurait fêté son centième anniversaire. À l'occasion de la Saint-Jean, le comédien Richard Schnell, accompagné du musicien Fritz Nagel, a donné une nouvelle dimension à la parole écrite, exprimée en mots et en sons. En trois parties, ils nous ont fait voyager dans l'enfance de Lusseyran, dans son travail de jeune résistant et enfin dans son séjour au camp de concentration de Buchenwald.
Nous avons voyagé ensemble (pauses comprises) pendant plus de six heures à la lumière de Jacques Lusseyran. À sa lumière, oui. Car la lumière émanait des mots et des sons qui furent prononcés et joués. L'histoire de Lusseyran a été enrichie par le lien avec la voix humaine, par l'incarnation dans une forme humaine. Richard Schnell a fait une lecture subtile et puissante, qui était plus qu'une simple lecture : il a donné aux mots de Lusseyran une forme linguistique telle, que le monde coloré et complexe d'un homme aveugle s'est mis à briller.
Une figure lumineuse se tenait à ses côtés pendant tout ce temps. Il s'agissait d'une sculpture de la sculptrice Barbara Schnetzler : un disque de marbre de Carrare dans lequel des fissures horizontales et verticales formaient une croix. Une source lumineuse placée derrière le disque, dont l'intensité était augmentée et diminuée au cours de la représentation, modifiait l'éclat de la croix de pierre. Cet assombrissement et cet éclaircissement de la croix dans l'espace ont renforcé la sensation d'être proche de la lumière et du Moi de Lusseyran.
Pour moi qui ne suis pas naufragée, mais qui voyage au large sur une mer parfois sombre, cette expérience de la Saint-Jean a été comme la rencontre avec un phare. Mes doutes, mes peurs et mes propres ombres ont rencontré quelque chose de puissamment lumineux. N'y avait-il pas quatre Moi qui collaboraient artistiquement ? Cette représentation a-t-elle brillé d'un éclat si particulier parce que plusieurs Moi s'y réunissaient ?
En cette période hivernale, je me remémore cette représentation avec gratitude, ressentant la lumière qu'elle a laissée en moi. Je n'ai certes pas été illuminée, mes peurs et mes soucis ne se sont pas dissipés, le salut n'a pas été permanent. Mon intellect n'a pas non plus beaucoup progressé : la représentation évoquait peu de théories ou de données, et je n'ai donc rien de plus pour argumenter et convaincre. Ce que j'en retire encore aujourd'hui, c'est l'espoir. L'espoir que la lumière l'emporte sur les ténèbres. Dans les êtres humains, dans le monde.
Adaptation française
Camille Ablard & ÆTHER X
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