Hilma af Klint – L'expérience d'une identité en mutation

Kandinsky est considéré comme le précurseur révolutionnaire de la peinture abstraite. Lorsque l'œuvre d'Hilma af Klint (1862-1944) a été connue, à la fin du XX^e siècle, et plus encore au début du XXI^e, on a toutefois constaté avec stupéfaction qu’elle avait peint ses grands tableaux abstraits dès 1907, soit trois ans avant que Kandinsky ne franchisse le pas vers l'abstraction. L’exposition n’a cependant pas abordé la question futile de savoir qui a peint le premier tableau abstrait. Son propos concernait la stature spirituelle et l'évolution étonnamment parallèle des deux artistes. En fonction de leur différence d'âge (af Klint naquit en 1862 et Kandinsky en 1866), leur passage à l'abstraction s'est décalé de quatre ans (1906 et 1910), mais ils vécurent d'autres événements en parallèle. Leur relation avec Rudolf Steiner en fait partie. Sur la grande fresque chronologique présentée à l'entrée de l'exposition, figurait la date de 1908 : af Klint suit alors les conférences de Rudolf Steiner à Stockholm, Kandinsky à Munich. Il s'agissait à l’époque de trouver des formes d'expression adaptées à une expérience élargie de la réalité. L'abstraction n'était pas une valeur en soi. Ce n'est que lorsqu’elle devint une évidence dans la Russie post-révolutionnaire que Kandinsky en revendiqua la priorité. Au demeurant, l'exposition a permis de percevoir la diversité presque inconciliable des approches des deux artistes, tout en suscitant une irritation permanente. Les tableaux de Kandinsky, même les plus grands, semblent en effet petits, voire mesquins et confus, à côté des œuvres d'af Klint, peintes avec générosité et dans des couleurs vives. Inversement, à côté des Kandinsky soigneusement et délicatement travaillées, les travaux d'af Klint semblent plaqués, peints avec désinvolture et légèreté. Chaque approche artistique exige un regard qui lui est propre, qu'il s'agit ici aussi d'identifier. On a pu voir, parmi les œuvres d'Hilma af Klint, le cycle complet des Dix plus grands, un ensemble de 1907 qui contient en effet ses plus grandes œuvres (320 x 240 cm) et que complètent des cycles de taille plus modeste, voire beaucoup plus petite, datant des années 1910.  Kandinsky, quant à lui, était présent à travers ses trois grandes œuvres clés de 1911, 1923 et 1939, ainsi que de nombreuses autres, de provenance parfois lointaine.

Sortir du monde de la représentation

Les étapes du cheminement de Kandinsky vers l'abstraction ne furent pas le sujet de l'exposition. Le musée a présenté quelques exemples peints à Murnau en 1908, suivis directement par divers travaux de 1910 et 1911 nommés « improvisations », qui, sans renoncer complètement à la représentation, ne s'appuient plus sur des modèles extérieurs. Le point commun entre ces deux phases n'en est que plus évident : des traits et des taches colorés d'une force intense, qui ont tendance à se libérer du tracé d'une forme déjà établie. Les moyens picturaux de Kandinsky s'autonomisent. Sa couleur développe une dynamique qui déchire le support de la représentation et libère le regard vers un monde au-delà de l'espace tridimensionnel. Elle témoigne de sa puissance originelle, intrinsèque, qui se manifeste comme des poussées ou des pressions sous la forme des taches si typiques de l'artiste. D'où sa tendance au morcelé et au chaotique, tellement frappante à côté des tableaux d'af Klint, mais qui s’efface de la perception dès que l'on découvre que les différentes parties du tableau sont reliées entre elles par un équilibre. Chacun des nombreux éléments y trouve sa place en contrebalançant le poids des autres éléments. Le tableau devient un cosmos d'éléments dynamiquement liés les uns aux autres, qui nous libère, nous aussi, en tant qu'observateurs, de notre attachement à la forme figée de l'objet et nous met dans un état créatif. Le chemin de Kandinsky hors du monde de la représentation devient une expérience personnelle.

Une identité en mutation