Écouter en jouant

Marie Steiner raconte qu’elle ne vit jamais son mari aussi heureux que lorsqu'il travaillait à ses Drames-Mystères1 à Munich. Les images des derniers jours de la vie de Steiner sont poignantes : lors du Cours aux acteurs2, déjà mourant, il utilisait ses dernières forces pour marcher d'un pas trainant en direction du pupitre, qu'il quittait rajeuni, d'un pas léger, après avoir parlé art dramatique.

Un fil rouge se dessine :

- Il rédigea dans ses jeunes années les critiques de nombreuses pièces de théâtre vues à Vienne.3

- Il mit en scène les trois Jeux de Noël d'Oberufer ainsi que deux drames d'Éduard Schuré.

- Il monta ses quatre Drames-Mystères à Munich mais, on le sait, ne put poursuivre le travail sur ces textes en raison de la guerre mondiale et de ses nombreuses autres charges.

- Il développa l'art de la parole et l'eurythmie avec Marie Steiner et les associa à des soirées artistiques et culturelles autour de grands récits et poèmes de la littérature mondiale.

- Il lia étroitement le « chemin de l'initiation » avec ce qui se révèle dans les arts en termes de formes, couleurs, sonorités, mots et mouvements.4

- Il collabora régulièrement avec la célèbre troupe de théâtre de Haaß-Berkow (installée, à l'époque, à Gelsenkirchen) ainsi qu'avec Georg Kugelmann et sa troupe des Neukünstlerische Bühnenspiele (Rostock).

- Il donna le Cours aux acteurs, base de travail pratique et artistique pour la reprise de ses Drames-Mystères (un cinquième drame était prévu) à l'occasion de l'ouverture du Second Goetheanum et de la mise en scène ultérieure d'une pièce avec la troupe de Haaß-Berkow.

Évoquons ici quelques points de vue pratiques issus de tout ce foisonnement. Le premier mot clé surprenant de l'action de Steiner concernant l'art dramatique est l'écoute.

Illustration : Équipe graphique de l'hebdomadaire.

Ouvrir des dimensions plus profondes dans l'écoute

On raconte souvent que les interlocuteurs de Steiner se sentaient libres et grandissaient au-delà d’eux-mêmes grâce à l'ouverture totale de son écoute désintéressée. Il était totalement présent à l'autre, sans aucune pression. Le fait qu'une telle disponibilité auditive ouvre un espace d'écoute qui donne des ailes et libère était, et reste, une expérience salvatrice. Elle permet d'exprimer des choses qui n'auraient pu être dites sans cette écoute. L'écoute désintéressée est une source d'inspiration pour les deux parties. C'est exactement ce que rapportent des artistes comme le chef d'orchestre Wilhelm Furtwängler, le metteur en scène György Tabori ou le clown Dimitri : ces artistes ont permis, moins par des directives que grâce à une écoute inconditionnelle, que ce qui se passe sur scène ou à l'oral prenne un tour complètement différent et ouvre des dimensions plus profondes de l'œuvre. Beaucoup plus difficile qu'on ne le pense, cette façon d'écouter nécessite un entraînement constant.5

À l'égard des acteurs et des actrices, Rudolf Steiner a pratiqué l'écoute de manière inhabituelle. En voici un exemple : dans son Cours aux acteurs, il a développé les textes à partir du mouvement.6 À l'aide de cinq exercices grecs7, il recommanda à quatre reprises d'écouter le texte qui s’y rapportait de l'extérieur, tandis que les comédiens se déplaçaient en gymnastes sur celui-ci. La parole leur venait de l'extérieur ! Ils s'y mouvaient en silence dans une sorte de contemplation auditive.

La dynamique interne du mot se transforme alors en un mouvement gymnique spécifique, à la fois précis et libre. De ce fait, tout s'inverse et le corps tout entier devient oreille, langage en mouvement. Les textes ne sont pas « martelés dans le cerveau » pour ensuite, comme le dit Steiner, en « recracher les sons ». Ce n'est qu'à la fin, lors du lancer de javelot, que les protagonistes parlent d'eux-mêmes.

Métamorphose du langage en spectacle

S'engager dans une activité personnelle désintéressée au sein de cette pratique intensive, c'est commencer à découvrir, par le dialogue, d'autres aspects du rôle, de la langue et du drame. Et ce n'est pas tout : se mouvoir sur la langue doit passer, instinctivement, par la voie de la sagesse instinctive et cosmique du corps, afin de pouvoir se métamorphoser sur scène en intuitions libres.8 « Davantage de choses vivent en toi que ce que tu peux faire vivre par ton organisation neurosensorielle en relation avec le monde. »9 Ce qui est décrit brièvement ici constitue un immense bouleversement dramatique et un changement de paradigme pour les artistes de théâtre. On « devient soi-même destructeur de ce qui est devenu »10. Ce renversement n'est ni transformation, ni illustration. Lors de la représentation, quelque chose de totalement différent des répétitions se révèle. L'exemple de Marie Steiner faisant, telle une muse, la lecture à son mari pendant que celui-ci travaillait à sa grande sculpture le montre peut-être clairement. L'espace d'écoute inspirait la transformation de ce qui était entendu. On peut comprendre de la même façon la métamorphose de la gymnastique avec la parole en un geste théâtral artistique.

Apparaît ainsi le deuxième mot clé de l'impulsion théâtrale de Rudolf Steiner : la métamorphose de l'instinctif, le renversement au profit d'intuitions artistiques. Chaque représentation est différente des répétitions. Entre les deux, se dresse le seuil, le gardien, la vie onirique incluant un voyage dans l'Hadès, où l'on émerge à nouveau du Léthé, fleuve de l'oubli.11 Dans l'acte de jeu, dans la rêverie éveillée, dans la veille rêveuse, apparaît ou résonne en même temps une volonté qui apprend à se comprendre elle-même, et surtout à vivre de manière sensible ce qui se lève dans un contexte psychique et spirituel beaucoup plus vaste.

« C'est là que l'acteur ou l'actrice s'engage », dit Steiner.12 C’est, dans chaque acte, chaque scène, un processus totalement différent, qui se manifeste intuitivement, naturellement, dans les différentes articulations, les tempos, le ton, les gestes et les mimiques des comédiens.13 Ils expriment l'espace intérieur psychique et spirituel de l'action présentée. Sans ce tournant dans la volonté, dans l'écoute, sans ce moment de mort et sa résurrection, on voit généralement des artistes qui se jouent toujours eux-mêmes et parlent de manière similaire, quelle que soit la pièce, le rôle ou le contexte dramatique dans lequel ils évoluent.

Voir le geste intérieur en l'écoutant

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