À 16 ans, j’ai reçu en plein cœur le choc provoqué par la lecture de L’Étranger de Camus. Devant ma révolte et mon refus d’étudier l’ouvrage, ma professeure de français eut la juste réponse : elle me fit comprendre que ce livre allait grandir avec moi, qu’il allait cheminer en moi, qu’un jour, je comprendrai pourquoi je m’étais révoltée et qu’alors, j’aimerai Camus. J’ai cheminé avec Meursault, cet étranger exilé de lui-même, cet être enfermé dans sa finitude, nourri d’incertitude, accablé de solitude. Un jour, lui aussi devrait se révolter, pensais-je, il ne peut mourir ainsi, sans avoir trouvé de sens à sa vie. Plus tard, je sus que Meursault ne mourait pas sans l’avoir trouvé. Ce qu’il avait découvert, c’est ce souffle ténu d’un soir de paix au soleil couchant, ce moment unique, où l’être fait un avec lui-même, que l’on pourrait appeler un « moment de vérité ». Camus lui-même nous mettait déjà sur la piste, dans L’Été : « Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens ? »[1]

 Quelques mois après ma plongée dans L’Étranger, j’ouvris un autre livre qui me bouleversa tout autant : il m’offrit un chemin direct vers le sens. C’était la version allemande du livre de Jacques Lusseyran : Et la Lumière fut, en allemand : Das wiedergefundene Licht, « La lumière retrouvée ». Ce fut pour moi comme un dialogue qui commençait entre ces deux hommes que tout séparait, que tout réunissait.

Deux destins en résonance

La même scène, à onze ans d’écart, dans deux voitures : en 1960, Albert Camus est en route vers les trois femmes auxquelles il a donné rendez-vous ; en 1971, dans l’autre voiture, Jacques Lusseyran voyage en compagnie de sa troisième femme… Pour une raison inexpliquée, la voiture de Camus sort de la route et s’écrase contre un arbre en pleine campagne ; celle de Lusseyran connait un sort similaire. On retrouve dans chaque voiture un manuscrit : celui d’Albert Camus est une ébauche de ce qui deviendra, grâce à sa fille Catherine, Le premier Homme ; celui de Jacques Lusseyran est une conférence qu’il allait prononcer à Bâle avant de se rendre au Goetheanum. Les deux hommes ont 46 ans. Ils sont nés à onze ans d’écart, ils sont morts à onze ans d’écart, de la même façon.

Leurs enfances furent pourtant bien différentes. Albert perd son père avant de le connaître ; sa mère, sourde, ne parle pas. C’est Monsieur Germain, son instituteur, qui lui ouvre des portes en persuadant sa grand-mère, celle qui prend les décisions dans le foyer, de laisser son petit-fils continuer ses études après le certificat d’études. De son côté, Jacques, jeune bourgeois parisien, fils d’universitaires, reçoit de ses parents un amour qui deviendra pour lui une « armure protectrice ». Cet amour, empli d’une profonde confiance, permet à Jacques de vivre une vie « normale » malgré l’accident qui lui fit perdre totalement la vue à l’âge de huit ans. Son père lui ouvre les chemins d’une spiritualité libre en partageant avec lui les fruits de sa recherche dans la science de l’esprit anthroposophique.

Albert et Jacques rapportent tous deux une activité essentielle de leur enfance : le mouvement. Courir, sauter, grimper aux arbres pour Jacques, et nager, nager jusqu’à en perdre le souffle pour Albert. Les deux enfants vécurent l’apprentissage de la vie par le corps en mouvement, l’expérience de l’appartenance au monde par la nature dont nous sommes issus par notre corps physique. Plus tard, ils s’ouvrirent au monde de l’art, des images et des idées. Albert eut à sa disposition la belle bibliothèque de son oncle Accault, un boucher cultivé, tandis que Jacques fut nourri par les concerts auxquels l’invitait son père et par les puissantes images des histoires que lui racontait sa tante. Plus tard encore, Albert découvrit la magie de la scène à travers le théâtre, tandis que Jacques fut fasciné par les spectacles auxquels le conviait son père au Goetheanum à Dornach et que, malgré sa cécité, il disait pouvoir « voir ».

Tous deux font alors de brillantes études dans les « humanités ». Albert Camus étudie les Lettres, section philosophie. Sa tuberculose, diagnostiquée durant ses années de lycée, lui rend la vie difficile. Il ne peut passer l'agrégation, sésame de l'enseignement de la philosophie : à l'époque, un tuberculeux n'a pas le droit de passer les concours. Il abandonne ainsi la carrière professorale, sans pourtant renoncer à la philosophie. Il devient une sorte de « philosophe-artiste » : « On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans. »[2] En 1957, Jacques Lusseyran prépare son entrée à Normale Sup en lettres, mais se voit interdit de concourir par un décret de Vichy qui interdisait aux personnes handicapées de se présenter aux postes de la fonction publique et resta en vigueur longtemps après la guerre, l’empêchant d’exercer le métier de professeur en France. C’est aux États-Unis qu’il lui sera permis d’enseigner à l’université. Ses étudiantes et étudiants gardèrent longtemps en mémoire sa capacité chaleureuse à partager les images qui vivaient en lui.

Tous deux furent ainsi amenés à transformer une vulnérabilité, réelle ou supposée, en une force. Ils purent alors déployer leurs talents et leurs potentiels : ils devinrent écrivains, artistes. Ils apprirent tous deux à se reposer sur l’essentiel : sur eux-mêmes, puisant à la source de leur appétit de vie. Ils avaient en partage le charisme, la chaleur, la séduction. Ils savaient entraîner les autres, leur communiquer enthousiasme et confiance. C’est tout naturellement qu’ils entrèrent l’un et l’autre en Résistance. Camus y fut amené par des rencontres, Lusseyran construisit son propre groupe en cultivant un lien avec chacun des jeunes gens qu’il recrutait.

Entrer en Résistance

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