On écrit beaucoup, aujourd’hui, sur la division de la société. Votre deuxième livre, co-écrit avec Roman Huber, porte comme sous-titre La société déchirée. Quand cette déchirure a-t-elle commencé et comment mesure-t-on la « déchirure » d’une société ?

Claudine Nierth : Des points de vue différents, des opinions polarisées, ont toujours existé. Mais la question est : pourquoi percevons-nous soudain ce phénomène comme si menaçant et diviseur ? Depuis quand nous sentons-nous ainsi divisés ?

Je ne pourrais pas dire précisément depuis quand, mais cette division est devenue flagrante pendant la pandémie de Covid-19. Les premières semaines, les gens étaient ouverts et doutaient. Mais avec les premières conclusions sur le danger réel et les mesures qui en ont découlé, différentes interprétations de la situation ont émergé. Le problème est apparu quand l’une des interprétations s’est imposée et que certaines mesures ont dominé toutes les autres. Il n’y avait soudain plus d’espace pour la divergence d’opinions, la pluralité ou la diversité, d’où de vifs affrontements. Je dirais qu’il y a division dès que certains se sentent dominés par d’autres, lorsqu’ils ont l’impression d’être écrasés, marginalisés, ou ne se sentent pas entendus. Et quand en plus cela touche à des questions vitales comme la santé ou la vie, la situation devient critique.

En tant qu’artiste et créatrice d’espaces sociétaux, vous êtes active pour l’association Mehr Demokratie (Plus de démocratie). Vous dialoguez avec des citoyens, mais aussi des responsables politiques. Que constatez-vous ?

La méfiance envers les institutions publiques et la politique a énormément augmenté. Les fossés se creusent. À l’inverse, les responsables politiques sont de plus en plus frustrés car ils ne parviennent pas à résoudre les problèmes des citoyens. C’est comme si nous étions à fleur de peau ; nos réactions sont plus fortes, notre résilience, et donc notre capacité de résistance, plus faible. Comme si la « mèche d’allumage » était plus courte qu’il y a dix ans, avec pour conséquences des réponses plus brutales. De plus en plus de personnes ont le sentiment de ne plus appartenir à la société, elles s'en sentent exclues, discriminées ou ignorées, et cela dans toutes les tranches d’âge. Certaines se replient sur elles-mêmes et se taisent, certaines abandonnent. Et d’autres deviennent résistantes ou se radicalisent.

La division est une forme d’évitement. Lorsque nous ne supportons pas quelque chose, lorsque nous ne voulons pas ressentir une émotion, nous prenons nos distances. Nous nous éloignons intérieurement. Quand notre interlocuteur dit des choses que nous n’apprécions pas, nous l’évitons, à la fois intérieurement et extérieurement. Pour finir, nous ne voulons plus partager la démocratie avec les autres. La division est avant tout une perte de lien. Nous en faisons l’expérience dans nos relations de couple, dans nos familles, nos cercles d’amis, au travail, mais aussi au niveau de la société. Se séparer est aujourd’hui plus facile que rester ensemble. Il y a cent ans, c’était l’inverse, me semble-t-il.

C’est certain. Pensez-vous que les démocraties d’aujourd’hui soient menacées ? Qu’est-ce qui les met en péril ?

Je pense que le système politique actuel est plus menacé que la démocratie elle-même. Ce que les citoyens rejettent, ce n’est pas la démocratie en elle-même, mais bien la manière dont elle est pratiquée. Depuis soixante-dix ans, notre système de gouvernement, semblable à un système d'exploitation, n'a pas évolué au rythme des attentes croissantes des citoyens. Il a besoin d’une mise à jour. Par exemple, nous pourrions continuer à démocratiser la démocratie, impliquer davantage les gens et les associer aux grandes décisions. Nous devons prendre plus de responsabilités au lieu de les confier à une poignée d’individus. Pourquoi l’État ne nous a-t-il pas fait participer à la gestion de la pandémie ? Chaque école, chaque entreprise, chaque salle de spectacle aurait pu développer ses propres stratégies de protection et inviter tout le monde à contribuer. Mais nous avons attendu de l’État qu’il résolve les problèmes à notre place, et le fossé entre la politique et les citoyens s’est creusé.

Dans votre livre, vous appelez à accorder plus d’importance au bagage émotionnel et psychologique que chaque individu et chaque groupe apportent à la société. Pouvez-vous expliquer le lien entre l’intérieur et l’extérieur ?

Il existe des expériences émotionnelles non résolues. Ce sont des expériences, petites ou grandes, dont nous n’avons pas pris conscience et que nous avons donc rejetées ou gelées. Elles se manifestent de manière récurrente dans notre vie tant qu’elles ne sont pas digérées. Ces expériences influencent nos réactions et nos décisions, souvent à notre insu. Elles nous pèsent. Nous les reconnaissons à leur caractère répétitif. Dans de telles situations, nous réagissons sans réfléchir, en répétant toujours les mêmes phrases, et nous les ressentons comme plus menaçantes qu’elles ne le sont en réalité. La psychologie parle de traumatismes, que nous essayons de repousser sans cesse, comme une balle sous l’eau, pour ne pas les ressentir. Plus nous sommes stressés et fragilisés, plus ils remontent à la surface.

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