Jean apparaît déjà, la main tendue et le chapeau de lumière tout allumé sur la tête. Ce fameux chapeau que je suis peut-être le seul à voir. Idée dont je ne me console pas. Car Jean est tout entier dans ce chapeau et c'est du chapeau que tombent ses paroles. Sensation très positive: cet homme-là ne parle pas qu'avec sa bouche et sa gorge. Il y a des éclats de lumière dans toutes ses phrases, qui viennent évidemment d'ailleurs et de plus haut, une pluie précieuse qu'on voudrait pouvoir amasser dans le creux de ses mains, pouvoir noter, enregistrer, et qui vous échappe parce qu'elle n'a rien à faire avec des effets de style. Mais à vouloir trop expliquer je m'embrouille. Le chapeau était là et je le regardais.

Quelques minutes plus tard, les yeux de Jean – des yeux que je vois mal, car ils ne sont pas inquisiteurs, mais seulement attentifs – étaient posés sur moi, moi assis à quelque distance devant une petite table de bois blanc. Posés sur moi, ces yeux? J'ai du écrire cela par habitude. En réalité, je ne sentais pas du tout qu'il me fixait. [...] «Un portrait, c'est fait pour montrer comment un homme fleurit au-dessus de lui-même», disait-il. Ainsi le visage physiquement vu n'était que le mur d'enceinte, la porte à ouvrir, le chemin vers l'autre visage.

Il disait encore: « Ce que je cherche à peindre, c'est ton regard. Je vois qu'il n'est pas dans tes yeux. Mais je vois qu'il a sa place dans ton visage: une région plus large dont j'aperçois le contour.» Ce ne devrait pas être une façon de parler, car je entais affluer, depuis des minutes entières, une force réelle au niveau de mes joues et mon front. Je percevais que là, pour un moment du moins, la lumière – non pas la lumière mais celle du monde – avançait, vibrait au bord de l'existence matérielle.

[...] Sans la lumière que nous portons en nous, jamais nos yeux ne pourraient s'ouvrir sur les objets lumineux, sur les lumières du monde. Si la vibration fondamentale n'était pas en nous, jamais nous ne pourrions percevoir un son. Si l'amour n'était pas en nous, jamais nous ne pourrions être amoureux de cet être particulier que nous appelons, imprudemment peut-être, « notre amour ». Si Dieux n'était pas en nous, jamais nous ne pourrions espérer devenir des hommes. Voilà exactement ce qu'impliquait, et disait sans mots, cette rencontre si claire dans l'atelier du peintre Jean.