Marie Steiner-von Sivers était partie un jour plus tôt, le 30 septembre, pour une tournée de plusieurs semaines en Allemagne avec la troupe d'eurythmie du Goetheanum. Vu l'état de santé de Steiner, elle avait, à vrai dire, d’abord refusé de partir. Le 2 octobre, il l'informa de son transfert pour traitement et soins : « Je suis donc ici et je resterai aussi longtemps qu'il le faudra ».

Les premiers temps de la maladie

Steiner ne se rendit pas à l'Institut clinique et thérapeutique que dirigeait Ita Wegman à Arlesheim, mais dans un lieu du Goetheanum qui lui était familier, où il travaillait depuis près de dix ans. Dans cet atelier de sculpture, avaient également eu lieu de nombreux autres travaux et des entretiens extrêmement importants. Il s’installa à l'endroit où se trouvait la sculpture en bois du Christ, à côté de laquelle il devait mourir six mois plus tard. Il avait tout juste réussi à assumer physiquement les six cours parallèles de septembre avec soixante-dix conférences, quatre cents entretiens individuels, d'innombrables autres activités3, ainsi que son bref discours à la veille de la Saint-Michel. Ses forces s'étaient alors épuisées. « C'était comme si Rudolf Steiner voulait tout mettre en œuvre pour atteindre spirituellement ce qui pouvait encore l'être [par le biais des cours de septembre] », écrivit Ita Wegman. Il agissait ainsi par « sentiment de devoir envers les puissances supérieures », fit savoir Steiner à Marie Steiner-von Sivers le 6 octobre, depuis l'atelier. Dans les semaines suivantes, il ne cessa de répéter qu'il pouvait encore trouver les forces nécessaires pour les cours de septembre, mais pas pour les interminables sollicitations personnelles, soucis et souhaits des membres.

Le 2 octobre, Rudolf Steiner annula les conférences programmées par une note manuscrite sur le tableau d'affichage de la Menuiserie. Une semaine plus tard, le 10 octobre (et peu après, dans Das Goetheanum, le bulletin d'information hebdomadaire), il proscrivit la « formation de rumeurs dans les milieux anthroposophiques » et toute autre spéculation des membres sur son état de santé ou sa maladie. Il espérait, grâce aux « soins uniques et dévoués de ma chère amie Ita Wegman et de son fidèle assistant, le Dr Noll », pouvoir bientôt reprendre une « activité physique, sans laquelle le spirituel ne peut malheureusement pas agir sur Terre, du moins jusqu'à un certain point ». Il ajouta cependant : « Mais finalement, tout cela doit être appréhendé conformément au destin (karma) ».

De nombreux membres continuaient néanmoins à harceler Rudolf Steiner de lettres regorgeant de questions, de souhaits et de requêtes. « Si le Docteur est tombé malade, c'est justement qu'on l'a toujours harcelé avec de telles questions », répondait Ita Wegman, ajoutant : « On ne semble pas savoir à quel point le Docteur est vraiment malade ». Concernant les causes de sa maladie, Steiner écrivit à Marie Steiner-von Sivers qu'il lui avait déjà dit depuis longtemps que « depuis janvier 1923, le lien entre les composants supérieurs de mon être et mon corps physique n'était plus entier ». Il ajouta qu'il était « très détaché » de son corps physique, « sans lien » avec lui, avec pour conséquence un « équilibre instable des forces physiques ». Rétrospectivement, Ita Wegman souligna un « fort relâchement du corps éthérique, jusqu'à séparation partielle du corps éthérique et du corps physique ». « Comparé à d'autres personnes, je suis en fait déjà mort sur Terre, disait souvent Rudolf Steiner, mon moi et mon corps astral dirigent le corps physique et complètent l'éthérique ». Selon Ita Wegman, c'est grâce à des forces de volonté surhumaines que Rudolf Steiner se serait encore maintenu dans son corps après la destruction par le feu du Goetheanum, attentat qui ne visait en aucun cas seulement l'édifice, mais aussi son maître d'œuvre et ses forces vitales. Depuis lors, le fait de s'alimenter, l'intériorisation de la substance étrangère que nécessite le corps éthérique, fut difficile, de plus en plus.

Plan : L'atelier de Rudolf Steiner, aménagement de base de 1923 à 1925 sur la base des indications de F. Gränicher : 0 – vestibule, 1 – table, 2 – statue en bois, figure centrale, avec estrade et surfaces de stockage, 3 – lit (dès l'automne 1923 ?), 4 – bureau, 5 – poêle en fonte sur plaque de pierre, en plus du chauffage central, 6 – chaises simples en bois, 7 – armoire, 8 – atelier haut avec motifs originaux de la sculpture en bois, 9 – salles de répétition pour l'eurythmie, 10 – grenier, 11 – le groupe d'Ahriman, 12 – la statue du Christ (les deux en bois), OL – imposte, PF – panne, DB – fermes de toit.

Silence et lutte

« Nous vivions dans un isolement silencieux », souligna Ita Wegman. Marie Steiner-von Sivers demanda à Rudolf Steiner, dans une lettre du 9 octobre 1924 : « Vois-tu vraiment des gens en dehors de ceux qui te soignent ? ». Elle put lire indirectement la réponse à sa question dans une de ses lettres : « C'est justement tout contact avec les gens qui m'épuise terriblement ». Pouvaient encore venir le voir dans la journée, pour de courts instants, son secrétaire Guenther Wachsmuth, porteur du courrier quotidien, Albert Steffen pour l'hebdomadaire, Ernst Aisenpreis pour les questions de construction, ainsi que Mieta Waller, de la maison Hansi, et Marie Steiner-von Sivers à son retour de tournée. Il écrivit qu'il avait besoin de se reposer, qu'il espérait une amélioration prochaine et devait « éviter tout ce qui est destructeur ». Il avait déjà parlé de la « courte vie » qu'il lui restait à vivre dans une conférence de 1919.

La situation était difficile. « Il a supporté sa maladie avec patience et dignité », nota Ita Wegman, tout en précisant : « Il souffrait indiciblement de sentir ses forces physiques diminuer peu à peu, de devoir recourir à des soins toujours plus importants ». Il en est aussi sporadiquement question dans les lettres de Rudolf Steiner à Marie Steiner-von Sivers. Il ne se sentait par exemple « pas du tout préparé [à] consacrer des heures à se soigner ». « On peut si bien aider les autres en matière de santé... pour soi-même, on doit faire appel à l'aide des autres ». « La chose est en effet assez peu dans le style dans lequel je voudrais, en fait, vivre et travailler ». Rudolf Steiner voulait et devait faire avancer une situation décisive avec le mouvement anthroposophique, par exemple à Berlin : il devait participer à une multitude de rencontres et de manifestations publiques dans de grandes salles louées d'avance, comme la Philharmonie de Berlin. Mais il n'était plus question d'y penser. Depuis le Congrès de Noël, la refondation de la Société et de l'Université, tout n'en était encore qu’au stade initial, y compris la mise en place des différents départements universitaires (sections spécialisées), le cursus interne de l'École de Michaël et le développement des institutions anthroposophiques existantes. Or, Rudolf Steiner en était à présent empêché et ne pouvait plus quitter son atelier. « Essayez de travailler en paix avec tout le monde. Il est maintenant important de faire avancer le courant de Michaël. Ceux qui ont confiance en vous ne manqueront pas de venir, les autres resteront simplement à l'écart, c'est à eux de le savoir. Faites seulement en sorte que les leçons de la première Classe soient riches en contenu, sérieuses, et vous ferez déjà du bon travail », écrivit Ita Wegman le 16 octobre à Anna Wager Gunnarsson, alors transmetteuse de Classe, qui s'était adressée à elle pour des questions concernant la diffusion des mantras et leur traduction en suédois.

Ce qui pesa lourd sur les épaules de Rudolf Steiner, en plus de tout le reste, sont les querelles autour du deuxième édifice, ce « Château de Michaël » qu'il nommait ainsi devant Ita Wegman, le siège de l'Université libre de science de l'esprit. Cette institution, authentique Université de Michaël à l'ère d'Ahriman, devait agir par des impulsions et des initiatives novatrices dans de nombreux domaines de la civilisation en péril. Rudolf Steiner avait, certes, obtenu en septembre 1924 le permis de construire délivré par le canton de Soleure, malgré les objections de l'Association suisse pour la protection du patrimoine. Celle-ci avait taxé le bâtiment prévu de « monument démesuré », de « prétention » dotée de formes « grotesques » d’un « orgueil délirant », qui représentait « une insulte permanente à l'œil ». L'Association avait été soutenue en juin 1924 par la Société des peintres, sculpteurs et architectes suisses, qui prévoyait que ce « monument culturel honteux » serait un préjudice pour toute la Suisse. Rudolf Steiner voulait construire « aussi vite que possible ». Il vécut cependant sur son lit de douleur toute l'énergie déployée par la partie adverse après l'obtention du permis de construire. Le 25 octobre parut la documentation richement illustrée Das sogenannte Goetheanum in Dornach, éditée par la Schweizerische Bauzeitung4 et jointe en tirage spécial à de nombreux journaux locaux, comme le Tagblatt für das Birseck, Birsig- und Leimental. On y saluait la destruction par le feu du Premier Goetheanum et l'on demandait la « disparition de l'intrus étranger dans le paysage du Birseck », soupçonné d’« hérésie et de détournement de la population ».

Rudolf Steiner prit alors, bon gré mal gré, une nouvelle fois la parole et publia, fin octobre et début novembre 1924, deux articles dans des journaux bâlois, avec des illustrations de la maquette du bâtiment. Le 23 novembre, le Comité d'action contre la construction appela à un grand rassemblement de protestation dans la cour de l'école d'Arlesheim et adopta une résolution, rejetée quatre jours plus tard par le conseil municipal de Dornach. Le 3 décembre, dans une lettre envoyée depuis l'atelier, Rudolf Steiner et Ita Wegman remercièrent le conseil communal de Dornach au nom de la Société anthroposophique, mais indiquèrent également « qu'il serait sans doute préférable pour nous actuellement de nous limiter à construire et de ne pas participer aux discussions publiques. Nous ne voulons en aucun cas perturber la paix et ne souhaitons donc pas participer aux discussions publiques, tant que cela est possible ». « Je dois repousser tout ce qui [me] détruit ». Néanmoins, Rudolf Steiner répondit personnellement au président de l'Association suisse pour la protection du patrimoine, qui avait proposé de mettre au concours le projet de construction avec appel à projet impliquant des architectes non-anthroposophes. Cette proposition de renier l'anthroposophie sur le plan architectural, dans sa propre maison, était impossible : « Ce ne serait vraiment rien de moins qu'un suicide spirituel de ma part ». Ce qui le blessa le plus, fut le reproche « que la grandeur de la construction soit une conséquence de l'orgueil, de la prétention, ou même d'un quelconque désir de pouvoir, alors que je suis parfaitement conscient de n'agir que par nécessité de la chose ».

Ita Wegman dans l'atelier de Rudolf Steiner, 21 mars 1925. © Archives Ita Wegman

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