Suite aux soupçons de racisme contre l’anthroposophie et l’éducation Waldorf, la Société anthroposophique des Pays-Bas a mandaté une commission dirigée par l’avocat Ted A. van Baarda pour étudier systématiquement l'ensemble de l'œuvre de Rudolf Steiner sous l'angle de la question des « races ». Cette commission présenta son rapport en avril 2000 et présenta aussi ses conclusions sur la question de l'antisémitisme. Synthèse.
La Commission néerlandaise travaillant sur «L’anthroposophie et la question des races» a présenté son rapport final au Conseil d’administration de la Société anthroposophique des Pays-Bas le samedi 1er avril 2000. Dans ce rapport final, la Commission confirme les conclusions qu’elle avait tirées du rapport intermédiaire de février 19981. Elle conclut que l’œuvre complète de Rudolf Steiner (1861-1925) ne contient ni théorie raciale ni déclarations faites dans l’intention d’insulter des personnes ou des groupes de personnes en raison de leur appartenance raciale et qui pourraient donc être considérées comme racistes. La Commission conclut que 16 déclarations de Rudolf Steiner, soit quatre de plus que ce qui était retenu dans le rapport intermédiaire, si elles étaient faites en public aujourd’hui sous la forme d’une affirmation isolée, seraient punissables en vertu du droit néerlandais en raison de leur caractère discriminatoire. L’une d’elles, comme on peut le lire dans son autobiographie, a déjà été perçue du vivant de Steiner par une de ses connaissances juives comme offensante.
La Commission recommande qu’à l’avenir, ces passages soient publiés avec des commentaires dans les Éditions complètes de Rudolf Steiner (Rudolf-Steiner-Gesamtausgabe). Il en va de même pour les citations du groupe 2, qui n’ont pas été qualifiées de discriminatoires au sens du droit pénal actuel, mais qui, sans interprétation appropriée, risquent d’être facilement mal interprétées ou d’être perçues comme discriminatoires dans une moindre mesure (par exemple par le choix des mots en fonction de l’époque ou par l’utilisation de termes techniques anthroposophiques). Dans le rapport provisoire, 50 citations ont été citées ; dans le rapport final, 67 ont été citées ; le groupe 3 comprenait toutes les citations qui n’étaient pas discriminatoires ou qui n’exigeaient aucun commentaire. Il s’agit dureste des 162 citations examinées.
Signification divergente
C’est aux auteurs et orateurs d’aujourd’hui, généralement des anthroposophes, qu’il incombe de transmettre l’opinion de Steiner dans le sens d’un point de vue indépendant. Ils doivent garder à l’esprit que certains termes et déclarations – même s’ils ont été utilisés par Steiner exclusivement dans le sens descriptif et sans échelle de valeur – sont aujourd’hui chargés d’émotion et peuvent involontairement avoir un effet discriminatoire. Il en va de la responsabilité des orateurs et des auteurs envers les auditeurs et les lecteurs d’aujourd’hui, y compris les membres potentiels de minorités ethniques. Du fait que le sens des termes change avec le temps, la reproduction littérale des citations de Rudolf Steiner peut changer leur contenu. Des significations dépassées peuvent donner une impression négative. La citation, par exemple, selon laquelle même les Noirs sont des êtres humains, peut avoir un effet gravement discriminatoire dans le contexte actuel. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les peuples et les races non européens en général n’étaient bien sûr pas considérés comme du même type que les peuples européens. Dans le contexte des habitudes de pensée de l’époque, la citation pourrait même être perçue comme une déclaration émancipatrice.
Judaïsme et sionisme
Pour son rapport final, la Commission a également évalué l’opinion et les déclarations de Steiner sur les juifs, le judaïsme et le sionisme. Cette partie de l’étude montre que Rudolf Steiner s’est fortement opposé à la fusion des concepts de «race» et de «peuple» dans le concept uniforme de «nation». Dans ce contexte, il apparait comme un opposant à la formation d’États ethniquement homogènes. C’est pour cette raison qu’il s’est, à son époque, prononcé par principe contre le sionisme en tant qu’idée de construction d’un Etat et qu’il a préconisé l’intégration du judaïsme dans une culture européenne commune mais différenciée.
L’étude explique également pourquoi et quelles déclarations de Steiner sur le judaïsme et le sionisme ont donné lieu à des malentendus et des critiques. En 1897, Steiner, en tant qu’essayiste dans le Magazine für Litteratur, polémiqua vivement et personnellement contre les fondateurs du sionisme, Herzl et Nordau. Il les accusait d’exagérer et d’abuser de l’antisémitisme, qui émergeait à l’époque, pour leurs propres fins politiques, alors que les pogroms en Russie avaient déjà provoqué un flux de réfugiés vers l’Allemagne et l’Autriche. Étant donné que Steiner défendait donc essentiellement la vision de l’assimilation – qu’il défend également ailleurs – il est impossible, de l’avis de la Commission, que Steiner soit accusé d’antisémitisme, même s’il en avait sous-estimé le danger à l’époque. Néanmoins, le caractère banalisant de son jugement et des formulations utilisées dans l’essai en question pourrait en soi être considéré comme gravement discriminatoire à notre époque, après le traumatisme de l’Holocauste. La Commission a donc placé la citation en question dans le groupe 1.
Cela vaut aussi pour une déclaration sur le rôle du judaïsme dans l’histoire du monde, faite dans une critique littéraire publiée par Steiner dans la Deutsche Wochenschrift en 1888, alors qu’il avait 27 ans. Steiner y remettait en question le caractère autonome du judaïsme en tant que groupe isolé en Europe, tout en reconnaissant l’influence favorable du judaïsme sur la culture européenne dans un contexte plus large. Un passage qui a été critiqué dans ce contexte est le suivant : «Le judaïsme en tant que tel a achevé son épanouissement depuis longtemps et n’a aucune justification dans la vie des peuples modernes, et le fait qu’il ait néanmoins été préservé est une erreur de l’histoire mondiale qui aura des conséquences inévitables» (GA 32). Steiner fut lui-même affecté lorsque cet article fut vécu comme blessant par son propre employeur juif, M. Specht – dont il éduquait les enfants comme précepteur. C’est pourquoi la Commission partage l’avis de Christoph Lindenberg, biographe de Steiners, qui a qualifié ce passage de «déraillement». Elle note elle-même que dans le passage en question, une «formulation excessivement tranchante» a été utilisée pour exprimer la position d’assimilation qu’il avait en vue. «Aujourd’hui, après l’Holocauste, cette formulation ne peut bien sûr plus être utilisée de manière décente. Pour la Commission, cette formulation, si elle est utilisée aujourd’hui, est gravement discriminatoire à l’égard des Juifs», juge la Commission.
Sous-estimation initiale de l’antisémitisme
A la fin du XIXe siècle, Rudolf Steiner s’opposa avec véhémence aux conceptions sionistes de Theodor Herzl visant à donner au judaïsme un cadre étatique, un “foyer”. Plus tard, Steiner a élargi son point de vue de manière conséquente en critiquant vivement l’idée de fonder des États ethniquement homogènes au prétexte du droit des peuples à l’autodétermination. En outre, la Commission est surprise de constater que Rudolf Steiner et son contemporain Theodor Herzl, en tant que jeunes intellectuels, avaient des vues presque identiques sur des questions clés. Tous deux prônaient l’émancipation des Juifs, tous deux considéraient au départ l’antisémitisme naissant à la fin du XIXe siècle comme inoffensif, et tous deux étaient choqués par l’affaire Dreyfus, et étaient (avec raison, comme il s’est avéré plus tard) convaincus de son innocence. Des documents complémentaires montrent que Steiner sous-estima largement l’antisémitisme, mais il révisa son jugement vers 1900. A partir de 1901, il combattit l’antisémitisme avec d’autant plus de force et alerta durant le reste de sa vie jusqu’en 1925 contre le danger imminent de la montée en puissance du nationalisme.
Après 1900, alors que Steiner fréquentait un cercle d’artistes et d’intellectuels rassemblés autour de l’écrivain juif Jacobowski, qui était récemment décédé, il constata le danger de l’antisémitisme. Il écrivit alors qu’il ne s’attendait pas à ce que les sentiments antisémites persistent parmi les étudiants et la population. Il avait pensé que ces sentiments seraient de plus en plus reconnus comme injustifiés et donc dépassés. Sous l’influence, entre autres, du politicien alors radical Georg von Schönerer, ils se sont révélés être tout sauf un vestige du passé. Steiner prit position à plusieurs reprises et ouvertement entre autres dans les communications de l’Association pour la défense contre l’antisémitisme (Verein zur Abwehr des Antisemitismus), dans une série d’articles intitulés «L’anti-sémitisme honteux». Entre-temps, il avait reconnu l’antisémitisme comme un «danger tant pour les Juifs que pour les non-juifs» et comme une «maladie culturelle» née d’une attitude qu’on ne combattrait jamais avec assez de fermeté.
Dans ce contexte, il est caractéristique de la position constante de Steiner que, dès 1919, il qualifie les fameux Protocoles des Sages de Sion de falsifications antisémites, deux ans avant que lejournal anglais The Times n’ait pu le prouver en détail. Cependant, il ne changea pas d’avis, estimant que l’époque de l’indépendance d’un judaïsme conçu comme une diaspora étatique, ainsi que celle d’autres peuples, était révolue et, comme le disait son contemporain Kunowski, devait se fondre «dans les flammes d’une nouvelle culture qui mettrait fin à la haine raciale».
Égalité de traitement des « races »
La Commission regrette que la théorie sociale de Rudolf Steiner ait jusqu’à présent été ignorée dans le débat public sur l’anthroposophie et le racisme. A la fin du 19ème siècle, une nouvelle ère s’ouvre pour Steiner. L’une des caractéristiques les plus importantes de cette nouvelle ère est l’élément cosmopolite, l’effort pour surmonter les tendances nationalistes et la discrimination raciale. C’est l’une des raisons pour lesquelles Steiner, en réaction à la Première Guerre mondiale, a soutenu activement sa vision sociale, la “tripartition sociale”.
Steiner a tenté de décrire la diversité des races et des peuples dans le but de faciliter une meilleure compréhension mutuelle. Mais en ce qui concerne les races, il considérait qu’il n’était plus approprié de souligner sur leur différences. Dans le débat sur la “question sociale” après la Première Guerre mondiale, Steiner prônait non seulement la diversité culturelle, mais aussi l’égalité des droits pour les membres des différents peuples et ethnies en tant que loi universelle. C’était à une époque où l’égalité devant la loi n’était nullement une évidence, même pas au sein de la population blanche. Ce rapport final rappelle dans ce contexte que même la Conférence de paix de Paris de 1919 a rejeté la proposition d’inclure l’égalité raciale dans la Charte de la Société des Nations.
Critique de Wilson
Steiner s’opposa expressément à toute tentative de combiner les termes «race» et «peuple» dans le terme «nation». Avec sa critique du président américain Woodrow Wilson et de sa doctrine du droit des peuples à l’autodétermination, Steiner mettait fortement en garde contre le danger d’un nationalisme émergeant. La Commission note qu’il est étrange que la mise en garde de Steiner contre les concepts de race et de nation n’ait pas encore été mentionnée dans le débat public. Steiner critiqua à plusieurs reprises le président Wilson au motif qu’un tel droit à l’autodétermination conduit inévitablement à la xénophobie et à la tentative de former des nations ethniquement homogènes. De plus, Wilson négliga, selon lui, le fait que l’on pourrait alors essayer de trancher la question de l’identité d’un «peuple» à travers des débats politiques et que cette question pourrait ainsi être à la merci de l’arbitraire de politiciens nationalistes – avec toutes les conséquences que cela implique. Toute tentative de répondre de manière tranchée à la question de l’ethnicité conduirait inévitablement à vouloir sélectionner un «sang pur». Dans sa critique de Wilson, Steiner attira l’attention sur les guerres ethniques dans la Yougoslavie alors émergente comme un exemple des conséquences de tentatives d’autodétermination nationalistes.
Examen des critiques
La Commission examina également l’accusation selon laquelle l’anthroposophie serait proche de l’idéologie du national-socialisme, ainsi que la critique d’un manque de déclarations contre les Nazis dans les années 1930. En ce qui concerne la première allégation, la Commission précise qu’il n’existe aucune relation par nature entre l’anthroposophie et les idéologies fondées sur le racisme, le fascisme ou l’antisémitisme. La conception de Steiner, dans laquelle les traits raciaux ne sont pas considérés comme importants pour l’avenir et où les préjugés raciaux et les nationalismes doivent être vaincus, contredit la théorie du sang et du sol des Nazis. Indépendamment de cette considération fondamentale, la Commission reconnaît la possibilité d’une critique justifiée de certains liens historiques contemporains entre les anthroposophes et les nazis. Ces relations existaient en termes concrets, ce que montre entre autres le travail de l’historien anthroposophe Uwe Werner (Anthroposophhen in der Zeit des Nationalsozialismus, 1999). L’histoire montre aussi que même l’appartenance à la Société anthroposophique n’a pas garantit que la personne concernée résistât activement et en toutes circonstances aux influences racistes ou fascistes. D’autre part, on peut aussi montrer qu’il y avait des anthroposophes dans le mouvement de résistance, ce que la Commission mentionne explicitement comme un fait et non comme une excuse. Dans ce contexte, la Commission souligne que les anthroposophes ont également eu recours à des compromis, par exemple lorsqu’en 1935, dix ans après sa mort, le conseil d’administration de la Société anthroposophique générale a demandé un «certificat d’aryanité» pour Rudolf Steiner afin de contrer l’interdiction imminente de la Société anthroposophique en Allemagne. La Commission considère comme justifié la critique selon laquelle la résistance anthroposophique à la dictature nazie n’était pas significative, dans la mesure où le conseil d’administration de la Société anthroposophique générale n’a rien entreprit contre le régime nazi, ce qui est «bien sûr profondément regrettable».
Indignation sélective
Enfin, la Commission rappelle qu’aux Pays-Bas, aucune autre publication historique n’avait encore jamais fait l’objet d’un examen aussi rigoureux que celles de Rudolf Steiner. Elle écrit : «Le nombre de pages sur lesquelles des déclarations peuvent être considérées comme discriminatoires est inférieur à un millième des 89 000 pages de l’Édition Complète de Rudolf Steiner. L’anthroposophie et le darwinisme social se contredisent. Les allégations selon lesquelles le racisme serait inhérent à l’anthroposophie ou selon lesquelles Steiner aurait été un pionnier de l’Holocauste en termes conceptuels se sont révélées totalement fausses. La Commission est fermement convaincue “que Rudolf Steiner est victime d’une indignation sélective par rapport à d’autres auteurs d’avant-guerre et aux auteurs des XIXe et XXe siècles (tels que Hegel ou Albert Schweitzer)».
Notes de l'article
- Une traduction en allemand du rapport intermédiaire de février 1998 a été publié dans la série Kontext, volume 1 par Info3 Verlag.
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