Il est évident que l'action inconsciente ne peut être ni libre ni responsable. Pourtant, l'absence de liberté et l'irresponsabilité parsèment nos actes. On ne prend conscience que très progressivement qu'une pensée inactive n'est pas digne de l'être humain et la nostalgie d'une pensée créative, en prise avec le monde, grandit, tout comme le scepticisme à l'égard de la rationalité et de l'abstraction.

La relation entre la pensée et l'action semble déterminer si les règles et les normes régissent l'action humaine ou si l'humanité individuelle dicte l'éthique. La nature de cette relation définit-elle la manière dont nous nous inscrivons dans le monde ? Cette relation conditionne-t-elle la qualité d'un individualisme éthique, la réalité ou l'irréalité d'une « philosophie de la liberté » ?

La trace de la vie

La trace de la vie n'est pas creusée par ce qui est identique, mais par ce qui est différent. L'identique ne produit rien2, explique Édouard Glissant. Il formule ainsi un élément central de la révolution dans laquelle nous nous trouvons depuis un certain temps. Glissant occupe une place essentielle dans la construction de l'identité post-coloniale, aux côtés de multiples penseurs(euses), artistes et hommes ou femmes de lettres contemporain(e)s. Né en 1928 dans les Antilles françaises, il étudie la littérature et la philosophie à la Sorbonne, se fait connaître très tôt dans les cercles d'une pensée novatrice et critique de la culture de la seconde moitié du XXe siècle. Bientôt, en référence à son origine – l'ensemble des îles des Caraïbes – il se désigne lui-même comme un philosophe de l'archipel et qualifie sa pensée d’« archipélique ». Cette pensée archipélique s'entend par opposition à la pensée continentale. Un continent est apparenté à une grande masse terrestre. Hegel est probablement en ce sens l'un des philosophes les plus emblématiques des « penseurs continentaux ». Dans un système clos et cohérent composé de parties plus ou moins complexes, on obtient quelque chose qui revendique en soi une validité argumentative concluante et qui représente, en définitive, la (seule) méthode valable d'un savoir dominant. C'est une chose que l'on ne peut ni contourner, ni éviter. La pensée systémique est le contraire de la pensée archipélique. Glissant décrit cette dernière comme une pensée du tremblement, de l'errance, de l'imprévisibilité. Là où la pensée systémique repose sur la conviction, la pensée archipélique compte sur la résonance, l'écho dans le monde des sensations, la nature, l'inspiration. Là où la première recherche l'unité, la seconde se réjouit de l'imprévisible diversité. Lorsque la pensée devient archipélique et qu'un argument ne tend plus à dominer l'autre, ce n'est pas la logique que l'on perd mais la certitude familière. Seule demeure la cohérence de la pensée elle-même. C'est dangereux dans un premier temps, pour le moins risqué, en tout cas inconfortable.

Édouard Glissant est considéré comme l'un des penseurs post-modernes et décolonisateurs les plus importants. Ce courant de pensée se développe au cours de la seconde moitié du XXe siècle en réaction à la pensée impérialiste de la tradition européenne rationnelle et éclairée. Depuis les années 1980 et 1990, il s'agit d'un courant en pleine expansion, d'abord dans le domaine de la critique culturelle et artistique, puis dans celui de la réflexion et de la résistance politique au capitalisme et au libéralisme économique.

La découverte que, dans la pensée de Glissant, l'intuition et la perception proviennent de la même source me semble particulièrement heureuse. À la lumière de sa pensée, j'ai eu l'impression que Rudolf Steiner avait en fait élaboré, au cœur de l'impérialisme européen le plus brutal, un mode de pensée post-coloniale avant même le processus post-colonial. Bien que difficile à saisir à l’époque, cette pensée et ses pratiques portaient en germe une critique des dynamiques impérialistes et ouvraient des voies vers une compréhension plus profonde de l’interdépendance des peuples. Il n'y a, bien sûr, pas eu de post-colonialisme du vivant de Steiner, entre 1861 et 1925. Même après cela, il ne serait venu à l'idée d'aucun des récipiendaires de Rudolf Steiner de le considérer comme un penseur post-colonial. Cela dit, examiner les éléments post-coloniaux dans la pensée de Rudolf Steiner peut s'avérer enrichissant pour la science de l'Esprit d'orientation anthroposophique, notamment en lien avec les discours contemporains.

Oxymore

Lorsque j'ai découvert le dernier ouvrage de Glissant – un condensé de ses observations et de ses idées a été publié sous le titre passionnant de Philosophie de la Relation. Poésie en étendue deux ans avant sa mort en 2011 – il m'est apparu clairement que Rudolf Steiner a lui aussi écrit une philosophie de la relation et qu'il l'avait nommée à juste titre, dans la tradition de son époque, Philosophie de la liberté ; il aurait tout aussi bien pu dire « anthropologie de la liberté ». Non pas que Glissant entende dire la même chose que Steiner ou vice versa, mais ils semblent avoir en commun une appréciation du monde à partir de la pensée, ou plus précisément à partir d'une transformation de la pensée orientée vers la perception. Et une « philosophie du rapport au monde » est, en quelque sorte, un oxymore. En effet, la philosophie n'est précisément pas au cœur du monde, mais elle s’en extrait, réfléchissant au monde en dehors de celui-ci. Elle est ainsi en mesure de clarifier et d'expliquer certaines choses dans le monde. Voilà sa véritable mission et celle de tous les intellectuels, de tous ceux qui réfléchissent. Les acteurs et actrices politiques, quant à eux, devraient non seulement s'inspirer des idées philosophiques, mais avant tout les mettre en œuvre. Dès la naissance de la pensée occidentale, chez Platon, philosophie et politique apparaissaient comme deux sœurs ennemies : penser et agir – deux réalités profondément distinctes. Leur interaction, cependant, trace peut-être le fil conducteur de l’existence.

Zvi Szir, The unmeasurable distance to an island Close by 2022, 110 × 80 cm, huile sur toile.

Que se passerait-il si la pensée déterminait réellement l'action ? Selon Steiner, cela donnerait naissance à la liberté, à l'action à partir de la connaissance. À quoi ressemble une action qui reste une action, mais qui naît de la qualité de la pensée ? À quoi ressemble une pensée qui reste une pensée, mais qui naît de la qualité de l'action ? Dans ses lettres esthétiques, Friedrich Schiller exclut la possibilité que l'action prenne complètement la qualité de pensée en agissant ; il considère tout aussi impossible que la pensée prenne complètement la qualité d'action en pensant.3 Car alors la pensée ne serait plus la pensée et l'action ne serait plus l'action. Mais il va plus loin : quelque chose de nouveau émerge qui n'est ni l'un ni l'autre et pourtant, les deux à la fois. C’est difficile à penser et encore plus difficile à faire. Le fait que cela se produise néanmoins (et Schiller, Steiner et Glissant sont d'accord sur ce point) provient de quelque chose qui n'est pas identique à l'un ou à l'autre, mais qui est différent des deux. Il s'agit de la volonté humaine. Celle-ci se situe au-delà de la connaissance et en deçà de l'action.

Quelque chose d’intangible

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