La tentative d’appliquer à l’être humain les théories biologiques a conduit à un darwinisme social qui méprise le droit et la dignité des faibles. La cause réside au cœur même de cette théorie: la «lutte pour l’existence» et la «survie des plus forts». Malgré cela, nous voulons tout de même dans cet article prendre les processus et interactions de la nature comme une image des relations sociales, car nous pensons qu’une autre façon de lire le «texte biologique» (dixit Hans Jonas) est possible et nécessaire.
Si la variété et la beauté des paysages et espaces vivants restés intacts nous étonnent et nous enchantent, c’est parce qu’ils ne résultent pas d’un combat interne, mais d’une collaboration. Il s’agit du secret d’une coopération sans réserve et du don inconditionnel de «valeur ajoutée» qui profite à tout le monde et dont tout le monde bénéficie.
Les cycles de la vie
Chaque année en automne, aux sentiments d’adieux, de séparation, à l’expérience du dépérissement vient se mélanger l’espoir que la nature mettra l’hiver à profit en mettant la récolte de l’été passé pour le printemps suivant. Il ne fait aucun doute que le futur ne peut advenir que si le passé a créé les conditions pour cela. Mais le passé est inutile si le présent ne permet pas une évolution. Par exemple, le manque de pluie et le bas niveau des fleuves et mers peuvent entraîner des pertes dramatiques dans les récoltes, car beaucoup de cultures souffrent de la sécheresse et ne peuvent absorber assez de substances nutritives. Même si nous y pensons rarement, la même chose vaut pour la terre, l’air, la lumière et la chaleur. La situation, là aussi, peut être dramatique. La perte annuelle de terres arables due à l’érosion causée par des pratiques agricoles inadéquates, la pollution de l’air et le changement climatique menacent tout autant le cycle du devenir que le manque d’eau.
Seule la lumière du soleil semble assurée – cette substance mystérieuse, premier moyen de production de toute croissance végétale. Inépuisable, elle restera à la disposition de l’Homme et de la terre pour des millions d’années encore. On peut dire, pour parler en images, que le soleil, comme une corne d’abondance, vit hors de l’espace et du temps. Mais il ne peut dispenser la vie que s’il s’inscrit, comme tous les éléments, dans une alternance rythmique. Le rythme des jours et des nuits, minuté à l’équateur, étiré sur l’année aux pôles, est une condition pour que la vie apparaisse, s’épanouisse, mûrisse et dépérisse. C’est seulement dans cette relation qui nous semble si évidente entre le Soleil et la Terre, jours et nuits, cycle des saisons, que les plantes, les animaux et les êtres humains peuvent s’épanouir! «Un pour tous et tous pour un!», c’est le message qui émane de la nature. C’est à cet exemple que toute communauté sociale devrait être construite si elle veut se développer de manière vivante et durable!
Les relations sont tout
Il semble que les relations spatio-temporelles, entre des objets ou des êtres, conduisent à une augmentation inattendue de la variété et de la complexité. Au-delà des combinaisons, il existe différentes affinités – l’azote paresseux réagit, selon les conditions, avec l’hydrogène pour donner de l’ammoniac ou avec l’oxygène pour donner du nitrate. L’augmentation de la complexité, c’est-à-dire des relations, peut être vue comme un excédent qui est mis à disposition de tous dans la nature. Depuis l’apparition des premières formes de vie sur terre, la multiplicité est un principe directeur de l’évolution. Nous savons aujourd’hui, ou nous le pressentons, que dans des conditions de vie dépourvues de changement, aucune forme de vie nouvelle ne peut apparaître. Nous savons aussi que les interactions des plantes et des animaux engendrent des «valeurs ajoutées» dont l’être humain peut aussi profiter.
La vache comme modèle
Les bœufs et les vaches, lorsqu’ils sont élevés comme il convient à leur nature, sont des magiciens géniaux. Grâce à leurs panses (pré-estomacs) douées d’une microflore et d’une microfaune très riches, ils peuvent transformer les produits primaires du métabolisme de la lumière – la cellulose des herbes et graminées – en lait précieux et en viande. Le broutage de l’herbe par les vaches stimule la croissance végétale. Par leur passage, les animaux libèrent des espaces de terre où la semence des herbes peut tomber puis, enfoncée par leurs sabots, germer. Par leur fumier, les vaches améliorent les conditions de croissance et la fertilité du sol. Avec une bonne gestion des pâturages, des prairies florifères sont apparues dans le Jura suisse, sur lesquelles des milliers de papillons font jusqu’à ce jour le bonheur des promeneurs attentifs. Cela n’est possible que parce que les plantes et les animaux se créent des conditions réciproques optimales – la magie d’une coopération.
Il en va tout autrement dans les conditions d’une production intensive: les possibilités optimales, conformes à l’essence des choses et à l’espèce, sont largement transgressées. Les paysages de l’agriculture industrielle apparaissent alors: des mers de laits et des montagnes de beurre. «Et alors?», demanderont certains. Les conséquences ne se limitent pas au pays où de tels excédents sont engendrés, mais créent une souffrance dans le monde entier. Exportés à des prix cassés dans les pays en développement, ces excédents détruisent l’existence des paysannes et paysans autochtones.
La recherche avide d’une production maximale conduit à une «agriculture de l’ombre» aux conséquences dévastatrices pour l’Homme et la nature. Au Brésil, sur une surface cultivée aussi grande que celle de la Suisse, pousse le soja avec lequel les paysans nourrissent leurs vaches. La production de fèves de soja assiège l’agriculture locale et ruine la santé des populations lorsque dans le Cerrado, la savane brésilienne, le soja est produit avec d’énormes quantités d’engrais de synthèse et de pesticides (qui devraient plutôt être qualifiés de poisons). En Suisse, le fumier des animaux devient un lourd problème environnemental. Sur cet arrière-plan, les discussions autour de l’économie d’un élevage extensif biologique peuvent sembler utopiques et déplacées.
La fleur et ses insectes
Un deuxième exemple concerne la reproduction de la vie végétale, les fleurs et les insectes qui les visitent: abeilles, papillons, coléoptères. Sans pollinisation, la biodiversité est menacée. La fréquentation des fleurs signifie la fertilité, la formation de graines pour une myriades d’autres animaux, et des fruits, des baies et légumes. Que les étals des marchés seraient pauvres sans les abeilles et leurs compagnons! La plupart des produits, leurs couleurs attrayantes, la grande variété de parfums et de goûts disparaîtraient. Comme dans le premier exemple, la plénitude apparaît dans un «donner et recevoir» simultané. Les pollinisateurs recueillent le pollen et le nectar pour leur progéniture. Leur activité laborieuse ne détruit pas, elle parachève. Les belles inflorescences des ombellifères nous le rappellent en hiver.
Ici aussi, la maximisation des rendements a aujourd’hui engendré une grande détresse pour les insectes pollinisateurs. Le rapport publié par l’UNEP [enf_note]United Nations Environment Programme (Programme des Nations unies pour l’environnement)[/enf_note], l’organisation environnementale de l’ONU, parle très clairement. L’agriculture industrialisée, avec ses gigantesques monocultures, conduit inéluctablement à une perte de biodiversité, les pesticides tourmentent les insectes et les engrais de synthèse laissent des sols morts qui, par l’érosion due au vent et à l’eau, se changent en déserts. Le chemin menant à un optimum, c’est-à-dire à une situation où le «donner et recevoir» crée de la richesse et de l’abondance, ne peut être que celui d’une agriculture biologique ou biodynamique!
Poursuivre l’œuvre de la nature
Ces deux exemples attestent que la vie est impossible sans relation avec d’autres vies. En chaque être vivant vit le besoin de s’épanouir selon ses propres lois et de se manifester, mais sans amputer l’existence des autres. Dans ce sens, les plantes et les animaux créent un potentiel immense: ils produisent quantité de graines et de germes qui ne s’épanouiront jamais, mais qui rendent d’autres existences possibles. Cette opulence généreuse apporte la multiplicité, la beauté et la pérennité.
Dans l’idéal, les êtres humains ne devraient pas travailler selon des lois générales, mais d’après des intentions et des buts qu’ils choisissent eux-mêmes. Les plantes et les animaux s’expriment eux-mêmes entièrement, les êtres humains, eux, à travers leur travail. Comme tous les êtres vivants, les hommes ne travaillent pas pour survivre mais (dans l’idéal) par amour et don de soi. Les travaux émanant des productions artisanales, artistiques ou spirituelles sont à la disposition de tous. Chacun crée pour les autres et chacun est porté par les autres. Un équipement matériel suffisant est à la fois la conséquence et la condition d’un travail créateur et libre. Il est clair que de nombreux obstacles sont à franchir pour atteindre cet idéal. Il est fort probable qu’un revenu de base universel facilite le choix d’une activité qui ne soit pas un simple métier, mais une vocation.
Aussi peu que le bœuf se soucie de savoir si l’herbe croîtra en suffisance, mais vit dans cette confiance instinctive, personne ne se soucie, dans une communauté d’êtres humains libres et créatifs, de savoir si ses besoins seront satisfaits. Ici aussi, la confiance devient l’étoile guide et le moteur du développement. Ce qui, alors, sera beau, c’est que l’infirmière n’aura pas moins d’importance que le professeur, le boulanger pas moins que le violoniste soliste – de même que l’abeille n’est pas plus importante que le moustique, ou la souris moins que le renard. Dans la grande ronde de la nature, chaque être vivant occupe une place unique. Sans chacun des individus, le tout n’est pas possible.
Adaptation française:
Louis Defèche
Initialement paru en Allemand dans Das Goetheanum 25/2011.
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